samedi 1 mars 2014

Quelle stratégie d'innovation pour les biens de consommation?





Quelle stratégie d'innovation pour les biens de consommation?


Forts de plusieurs décennies de croissance, les groupes internationaux de produit de grande consommation, accompagnés par de puissants distributeurs, ont réussi à imposer des marques, des produits, et même des usages de consommation. La mondialisation a apporté aux plus internationalisés des leviers de croissance importants, leur permettant de répartir leur force. Les accès aux marchés et les organisations ont été définis, et la plupart d'entre eux ont atteint des masses générant économies d'échelle et autres avantages compétitifs, qui représentent autant de barrières à l'entrée pour un nouvel entrant. Pour autant, les fautes stratégiques guettent ces grands groupes, et certains le paient cher.

The core-core gravity
Récemment, des groupes leaders comme Kodak ou Nokia ont vu leur cœur de business s'effondrer devant l'arrivée de nouveaux produits portés par des acteurs qu'ils n'auraient pas songé, cinq ans plus tôt, à percevoir comme des concurrents. Mauvaise prise en compte des besoins de leurs clients, statisme dans un contexte de croissance favorable, ou virage technologique raté, les raisons évoquées par la suite se résument souvent à une incapacité à retrouver l'esprit pionnier de leurs débuts. Ces groupes n'ont pas su faire évoluer leur « vache à lait » : ils n'ont pas su rompre avec les habitudes établies par les succès précédents. Cela se comprend sans peine : en interne, les équipes ont des besoins divergents, les idées anciennes prennent beaucoup de place, et les technologies courantes sont aussi les plus faciles à utiliser. Le besoin vital d'innover n'est pas suffisant pour écarter « ces barrières à la sortie » qui écartent trop souvent les projets d'envergure.

Cette inertie, en un sens, se comprend aisément. Mais il faut en interroger les raisons, en examinant le poids de l'organisation présente, sa structuration, et même ses définitions de poste. Le marketing stratégique en est un excellent exemple : alors qu'il est généralement considéré comme une ressource clé pour l'innovation, il est fréquemment organisé autour des gammes de produits commercialisés par la maison. Ainsi on retrouve des chefs de produit « yaourtière » dans des sociétés de petit équipement ménager, ou des directeurs du marketing « fixation lourde » dans des sociétés de produits pour le bâtiment. Ces situations orientent à long terme les thématiques du marketing et les « fixent » sur le renouvellement des produits, l'amélioration technique, la prise en compte toujours plus fine de l'usage de ses propres produits. Indispensable par ailleurs, ces tâches continues et chronophages entrainent les sociétés vers ce que certains stratèges appellent « the core-core gravity », illustrant ainsi la difficulté à aller vers d'autres horizons. Représentée sur la matrice suivante, « the core-core gravity » amène les organisations à s'occuper uniquement de leur « core offer » pour leur « core customer » (cf. figure 1).

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L'aspiration des ressources par « the core-core gravity »

Les tâches du « core » suscitent des activités défensives. Elles ont souvent pour but de faire durer, de consolider des positions, de s'occuper des clients existants. Les marqueurs de ce type d'activité sont faciles à reconnaître : faible différenciation avec la concurrence, produit techniquement très abouti, projet de réduction de coûts, renouvellement très fréquent, ventes additionnelles faibles. Les implications financières sont réelles, avec des pertes de parts de marché dues à des attaques de marque propre (par ses propres distributeurs), mais aussi des litiges de propriété intellectuelle et des frais d'avocats croissants. Faute de temps, pour des équipes concentrées sur le core, l'activité offensive est délaissée, et le savoir-faire pour innover se tarit, alors même que le besoin d'innovation grandit.

Renouer avec son « end-market »
Prenons un exemple, qui nous permettra de préciser un concept central dans cette réflexion : le end-market. Le chef de produit « yaourtière » connaît très bien sa gamme de produit. De 20 à 60 €, il est sûr de couvrir tout son marché avec une dizaine de références, sous trois belles marques. Malgré ses positions fortes, il décide de baisser ses prix pour toucher plus de clients, via ses distributeurs favoris. Les équipes de R&D se voient demander de faire baisser le prix de revient. Des concurrents arrivent, et grâce à des structures plus légères, font encore baisser les prix déjà bas, imposant un nouveau « prix du marché ». Pour contrer cette spirale négative, le chef de produit va chercher de la « nouveauté gratuite » à apporter à ses produits pour se différencier. Mais ses produits, constamment améliorés depuis plusieurs décennies, sont déjà techniquement très aboutis.

Le chef de produit décide alors de rajouter des pots à ses yaourtières, pour augmenter leur capacité. Confiant dans son idée, il construit un argumentaire « prix par pot », par rapport aux yaourtières concurrentes qui ont alors deux pots de moins. Pour être sûr de vendre autant de nouveau modèles que celui qu'il doit remplacer, et faute de place dans le rayon, il décide de se rapprocher des concurrents à bas prix et baisse un peu le prix de vente de son nouveau produit. La R&D met la pression sur ses fournisseurs, et finit par prendre la lourde décision de délocaliser et d'acheter un produit en Chine pour répondre à la demande du chef de produit. Dans le même temps, le chef de produit « friteuse » baisse de 5% le temps de cuisson des frites, et le chef de produit « aspirateur » augmente de 10% les Watt consommés de ses appareils pour afficher les meilleures puissances. Ces quelques lignes prennent évidemment quelques années…
Lorsque la nouvelle yaourtière est prête, des aléas ont usé le projet et ses participants. Un directeur marketing décide de tester le produit auprès des consommateurs. La réponse timide des consommateurs suggère tout de même une préoccupation : en passant de 8 à 10 pots, le pack d'un litre de lait utilisé habituellement pour fabriquer 8 pots de 125 g ne suffit plus ! Il faut ouvrir deux bouteilles de lait pour faire une série de pots. Plusieurs réunions s'organisent pour trouver une solution. Le directeur propose 10 pots de 100 g, la R&D signale alors que le système de chauffe doit être modifié, ce qui remet en cause une partie de l'investissement. Entretemps, la situation sur le marché s'est tendue. Le projet « 10 pots » est devenu un axe stratégique de cette gamme en forte croissance, et surtout le seul dans les cartons. Impossible de repousser son lancement…
Pendant ces quelques années, le marché de l'ultra-frais (cf. figure 2), dans lequel se trouve le fameux yaourt fait maison et la yaourtière, vit de vraies mutations. Danone répand son yaourt au bifidus, la variété des recettes dessert proposées ne cesse d'augmenter et donne de la valeur à ce marché. De nouveaux segments apparaissent mêmes, avec les boissons probiotiques du matin. Ces changements, le chef de produit les vit dans son quotidien, mais n'en perçoit pas l'intérêt pour son métier, ou les trouve trop éloignés : « c'est le rayon Food, nous, on est dans l'électroménager ! » Il préfère développer des projets qui ne seraient pas pollués par des considérations externes au marché de la yaourtière.
Cet amalgame classique entre sa gamme de produit et le end-market (dans ce cas le marché de l'ultra-frais) aveugle le chef de produit. La yaourtière ne se mange pas et le marché de la yaourtière n'existe pas, mais le chef de produit ne le sait pas.

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Le marché de la yaourtière remis en contexte dans son end-market

Les sociétés qui dominent un marché sont les plus sujettes à ce type de risque. L'ignorance du end-market et les habitudes de renouvellement produit orientent l'organisation dans un mode « inside-out », alors que c'est précisément l'inverse qu'il faudrait faire. Mais s'intéresser à son end-market n'est pas évident, car il est plus difficile de mettre de côté ce que l'on sait que d'apprendre ce que l'on ne sait pas… et les grandes sociétés savent beaucoup de choses ! Il est rationnel et rassurant pour les nouveaux projets de partir de « son marché », ses produits, ses technologies, ses idées. Comment Kodak aurait-il pu imaginer la suite de l'histoire sans s'écarter de ses activités historiques ?

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Exercice : quel était l'end-market de la pellicule ?


De « l'idée du matin » à l'étude des macro-tendances
La découverte et la compréhension de son end-market apportent à l'innovation ce qui manque à la simple « bonne idée » qu'on a le matin en se brossant les dents : des fondements.

Les approches « inside-out » ont pour effet de former ce que qu'on pourrait appeler des « projets caprices ». Ces projets sont d'autant plus dangereux que leur survie dépend du niveau hiérarchique du ou des supporters. Mais malheureusement, ces projets souffrent très souvent de ce que les ingénieurs brevets appellent le défaut de nouveauté. Identifier les projets caprices est donc essentiel pour l'innovateur. Rejeter ses propres idées caprices est encore plus important.
Les méthodes dites « boîtes à idées » reviennent le plus souvent à récupérer un grand nombre d'idées du matin. Dans le jargon du brainstorming, on appelle cela la phase de purge. Cette phase n'a pas pour but d'apporter de bonnes idées, mais plutôt d'écarter les idées instantanées, celles que la concurrence a probablement déjà eues. De la même manière, il faut se méfier d'une mauvaise compréhension de ce que peut être l'open innovation. De nombreuses organisations voient cela comme une méthode consistant à demander à ses clients ce qu'ils veulent. Or, pour reprendre une formule de Steve Jobs, « le rôle du client n'est pas de savoir ce dont il a besoin ». D'ailleurs, pour la plupart ils n'auront besoin de rien si vous le leur demandez. Jobs citait souvent le mot de Henry Ford : « Si j'avais demandé à mes clients ce qu'ils attendaient, ils auraient répondu : 'un cheval plus rapide'. »
Les innovations d'Apple, qui font référence aujourd'hui, ne se réduisent pas à de bonnes idées : leur succès tient au contraire à une compréhension stratégique de l'end-market des produits lancés. Cette connaissance est essentielle si l'on cherche à innover dans le domaine de la grande consommation. Le besoin d'innover est inséparable de celui de croître, c'est-à-dire de toucher de nouveaux clients et d'aller chercher des « adjacents » dans la matrice.
Étudier son end-market, c'est comprendre ce qui l'influence, ce qui fait naître des opportunités ou mourir des activités. Le prendre en compte, c'est apporter du crédit au démarrage de projet, des fondements qui feront la raison d'être des futurs produits. Cela demande un effort de réflexion stratégique et une rupture avec les habitudes. Saisir des macro-tendances sur le marché de la yaourtière est tout simplement impossible, ce marché n'existant pas (sauf pour celui qui fournit des composants de yaourtière). En revanche le marché de l'ultra-frais existe, et les macro-tendances y sont bien plus palpables, plus riches en opportunités. Elles sont également plus faciles à capter, et sont étayées de données de marché, toujours utiles pour amorcer des réflexions fondées. Elles permettent également d'ouvrir des terrains de jeu encore peu explorés, de s'écarter naturellement de sa « core offer » et d'aider l'organisation à sortir de la « core-core gravity ».
L'ouverture plus grande permet de saisir des opportunités dans des segments plus prometteurs que ceux où l'organisation a l'habitude de jouer, ne serait-ce qu'en ouvrant un choix inexistant auparavant. Les activités de recherche se transforment en activités d'exploration, avec des apprentissages qui vont permettre une meilleure compréhension de l'end-market, ouvrant la voie à une vision stratégique plus clairvoyante et globale.
Le lien n'est pas évident entre une yaourtière en polycarbonate industrialisée dans un moule en acier et les tendances de fond sur le marché de l'ultra-frais. Mais certains acteurs s'en sont montrés capables. La yaourtière Seb/Tefal Multi-délices, lancée en 2011, surfant sur la macro-tendance de la variété des desserts, a permis au Groupe Seb d'introduire un concept en rupture. En rupture sur la proposition de valeur, en proposant de préparer tant des yaourts que des fondants au chocolat ou autres crèmes brûlées. En rupture sur la rentabilité, en permettant de proposer un prix produit deux fois plus élevé que le produit le plus cher de la gamme existante. En rupture sur la technologie, en ouvrant de nouveaux besoins techniques pour réaliser les fonctions nouvelles attendues (cuisson et pas seulement fermentation), avec à la clé des inventions protégées et durables.

Les bénéfices de l'outside-in
Une bonne connaissance de son end-market permet d'orienter ses activités stratégiques et pas seulement son portfolio projet/produit. Dans le domaine de la construction, la macro-tendance de l'efficacité énergétique est en train d'imposer des mutations lourdes, faisant naître des segments potentiellement stratégiques pour les organisations existantes.

Par exemple, alors que le marché global de la construction est stagnant en Europe, ces segments connaissent des croissances à deux chiffres. C'est le cas de l'isolation par l'extérieur des bâtiments (dit ETICS en anglais), dans un contexte de régulations européennes visant à limiter la consommation énergétique des bâtiments neufs et existants. Des financements publics se mettent en place, des obligations apparaissent et confortent la croissance du nouveau segment. Un écosystème se structure autour de ce nouveau segment, et apporte son lot d'opportunités à saisir pour les organisations les plus agiles. La nouveauté du segment va également apporter des besoins nouveaux en termes de produits, et devient un terrain de jeu favorable à l'introduction d'innovation. S'attaquer à de nouveaux problèmes laisse entrevoir des solutions nouvelles, notamment par rapport à sa core offer. Pour le groupe américain ITW, leader mondial de la fixation pour la construction, l'ETICS représente un segment adjacent sur lequel des acquisitions sont pertinentes, de part la croissance du segment. Cela fait également apparaitre des nouveaux besoins générant des innovations produits touchant de nouveaux clients adjacents. L'approche « outside-in » et la compréhension de l'écosystème permettent de penser l'offre au-delà du produit. Qui le vend, qui l'achète, qui le prescrit, qui l'utilise, sont autant d'informations pertinentes pour construire la proposition de valeur. La rencontre avec les acteurs de l'écosystème permet également de se faire une meilleure idées des tendances à moyen terme.
Croître peut également passer par un déploiement sur d'autres zones géographiques. Il devient difficile pour les grands leaders européens ou américains d'ignorer la croissance des fameux BRICS. L'approche « outside-in », quand un groupe décide d'entrer dans de nouvelles zones, se révèle également pertinente. Il n'est pas sage d'imaginer une duplication facile lorsque l'on vend des produits européens pour entrer sur le marché chinois par exemple. L'exploration est indispensable, et la découverte de besoins locaux permet la construction d'une offre adaptée. « Forcer » une offre produit existante sur une nouvelle zone géographique exige des efforts très importants, pour des résultats le plus souvent très mitigés. Vendre des cafetières à des Chinois, qui consomment du lait de soja le matin, est un défi. Comprendre leurs habitudes de consommation par une exploration précise, associé à des études de marché simples sur la consommation de lait de soja, a permis au Groupe Seb d'introduire un Soymilk maker (publicité produit ici) innovant sur le marché chinois.
Que ce soit pour introduire des nouveaux produits plus rentables, gagner d'autres zones géographiques, ou cibler des acquisitions, une approche ouverte a souvent avec des retombées inhabituellement rapides. Elle exige de se défaire d'une vision romantique de l'innovation qui vise à promouvoir l'intuition ou les « bonnes idées ». Prendre conscience de son end-market, capter les macro-tendances, se focaliser sur des segments en croissance ou des problèmes nouveaux fait entrer l'organisation dans une culture d'apprentissage qui met toutes les chances de son côté.