lundi 9 février 2015

[Expert] Comment éviter de se faire « Uberiser » | FrenchWeb.fr


[Expert] Comment éviter de se faire « Uberiser »

En à peine deux décennies, le numérique a transformé tout un tas d'industries, parfois violemment. Il a entrainé de nombreuses migrations de valeur, souvent au profit de grandes sociétés américaines avec en tête les fameux « GAFA » (Google, Apple, Facebook, Amazon).

La plupart de ces migrations de valeur sont liées à des mécanismes d'intermédiation et à Internet, comme avec Amazon dans le commerce, Google dans la publicité, Netflix dans la vidéo et plus récemment Uber face aux taxis. On utilise maintenant le barbarisme de « l'Uberisation » pour décrire une migration de valeur liée à l'intermédiation de services. S'y ajoute aussi la « Nestification », décrivant une migration de valeur équivalente dans l'univers des objets, qui concerne  par exemple l'électroménager, les portes-clés, les porte-monnaies, les montres et l'éclairage, et qui pourrait mettre en danger les acteurs traditionnels de ces marchés s'ils ne suivaient pas la mode des objets connectés.

Il est maintenant de bon ton d'extrapoler ces transformations et de faire trembler tous les secteurs d'activité. Aucun ne serait à l'abri. Faute d'adopter les canons flous de la « transformation numérique » et de « l'innovation ouverte », tous seraient menacés dans leur existence même.

Le CEO de Cisco, John Chambers aurait indiqué que 2/3 des grandes entreprises disparaîtraient d'ici vingt ans (source : 75% du S&P 500 aurait disparu d'ici 2027 d'après Innosight, l'estimation étant très empirique). La majorité des entreprises serait menacée par des start-up sorties de nulle-part comme Facebook. Le comble de l'histoire est que Cisco est aujourd'hui en mauvaise passe et menacé, non pas par une start-up mais par une entreprise de taille équivalente, le chinois Huawei. C'était autrefois une start-up, lors de sa création en 1988, juste quatre ans après Cisco. Leurs histoires sont en fait plutôt parallèles.

La menace de disparition peut donc provenir de n'importe où : aussi bien de start-up que de grands groupes existants.

Je vais essayer de répondre à deux questions clés dans cette série d'articles :

  • Quels sont les facteurs qui ont entraîné des migrations de valeur dans les secteurs qui se sont faits désintermédiés jusqu'à présent. Nous verrons que dans de nombreux cas, plusieurs facteurs se cumulent.
  • Quelles seraient les recettes pour éviter que cela se produise dans d'autres secteurs. Cela ne dépend pas que de l'innovation ouverte au sens où la majorité des entreprises l'entendent. Parfois, le numérique exerce des pressions déflationnistes inéluctables qui nécessitent de changer jusqu'à son cœur de métier !

Définir l'Uberisation

Toutes les entreprises commencent donc à se faire du mouron. Elles sont effrayées à l'idée de devenir les prochains Kodak ou Nokia. Le dernier en date à lancer l'alarme était Maurice Levy dans une interview au Financial Times de fin 2014, relayée par La Tribune.

Les grandes entreprises ont lancé tous azimuts des démarches d'innovation ouverte avec la volonté de s'entourer de start-up pour dénicher le «next big thing». J'avais eu l'occasion de décrire comment les grandes entreprises françaises abordaient la question des start-up dans une série d'articles pendant l'automne 2014. En soulignant que derrière toute la quincaillerie de l'accompagnement des start-up se cachait le point clé de la culture d'entreprise.

L'innovation ouverte promue par Henri Chesbrough dans son livre fondateur « Open Innovation » sorti en 2003 serait-elle la panacée ? Avec un peu de recul, je me dis que ce n'est pas du tout évident. On a d'ailleurs du mal à identifier des grandes entreprises qui ont véritablement performé grâce à l'innovation ouverte, notamment aux Etats-Unis. Combien ont réussi à surfer sur les étapes de transformations radicales de leur marché sans encombres et grâce à de l'innovation ouverte ? Les entreprises mises en exergue par Chesbrough dans son ouvrage étaient IBM, Intel et Lucent. les deux premières sont en difficulté aujourd'hui et la troisième a été acquise par Alcatel en 2006, l'ensemble qu'il forme aujourd'hui étant aussi à la peine.

Toutes les thèses managériales occupant les librairies d'aéroports américains depuis des décennies et qui mettaient en exergue les «best practices» de grandes entreprises ont été en effet balayées par les difficultés rencontrées ensuite par ces mêmes sociétés. C'est le cas du fameux «In search of excellence» de Tom Peters et Bob Waterman, paru en 1982. Ce best seller du management expliquait que les sociétés qui réussissaient associaient huit caractéristiques dont l'orientation client, la rapidité d'action et une culture entrepreneuriale. Il s'appuyait sur une étude statistique et un framework créé par la société de conseil McKinsey.

Dans les entreprises citées comme «best practices» en 1982 se trouvaient Digital et Wang, toutes deux disparues depuis ! Le lot commun des bouquins de management ! Entre temps, ces bouquins constituent un beau business de plus de un milliard de dollars et aussi un business de formations et conférences pour dirigeants. En s'occupant des océans bleus des autres, ils ont créé le leur ! D'autres livres ont été publiés par Tom Peters pour affiner le modèle. Celui-ci tournait toujours autour du client, de l'implication du management, de l'esprit entrepreneurial, de l'expérimentation et de la rapidité d'action (cf cette intéressante analyse "In Search of Excellence – Past, Present and Future"). On en retrouve encore les thèses dans les ouvrages d'aujourd'hui. Tous ces bouquins de management qui se sont succédés depuis plus de 30 ans tournent autour du même pot, en se réactualisant un peu à l'ère numérique.

A l'époque, on parlait beaucoup de qualité avec le modèle Toyota qui avait balayé les constructeurs automobiles américains. C'est devenu le «lean» qui vise au contraire à aller très vite dans la mise sur le marché des innovations et à viser la qualité minimale acceptable par les clients (le «Minimum Viable Product»).

Les secteurs d'activité touchés par les migrations de valeur provoquées par le numérique des deux dernières décennies sont innombrables : la musique, le commerce de détail, la presse écrite, la télévision, les hôtels et restaurants, les taxis, les agences immobilières, La Poste et aussi les agences matrimoniales. La plupart avaient en commun de ne pas être des grandes entreprises gérées en suivant les canons des méthode de management de consultants en organisation.

Ces migrations violentes ont aussi touché des pans entiers des acteurs du numérique qui eux l'étaient souvent. Il s'agissait même dans de nombreux cas d'entreprises relativement jeunes. On ne compte plus les disparus chez les constructeurs de mini-ordinateurs propriétaires et tournant sous Unix, de stations de travail, de PC et même chez les éditeurs de logiciels. Les start-up naissent et meurent aussi, c'est leur lot commun. Les «Second Life» disparaissent du radar en quelques années. Il faut aussi ajouter les développeurs de sites web et d'applications mobiles de nombreuses start-up, tous à la merci des changements de «terms and conditions» des grands acteurs de l'Internet (encore les affreux GAFA).

Sont maintenant dans la hit list de l' «uberisation» et de la «nestification»: les banques, les assurances, les enseignants, les professions médicales, les métiers juridiques, les agences de communication, les fabricants de matériel électrique, l'horlogerie suisse et les constructeurs automobiles. Il n'y a bien que les fabricants de ciment ou les acteurs des matières premières qui peuvent se sentir plus ou moins à l'abri, même s'ils sont toujours à la merci des variations brutales des cours provoquées notamment par le trading à haute fréquence.

Les grandes entreprises ne sont pas les seules touchées par les migrations de valeur. De nombreuses PME, professions libérales et métiers divers sont également concernés ou le seront un jour : les petits commerçants, les libraires et disquaires, les médecins, les enseignants, etc. Faut-il leur recommander de faire de l'innovation ouverte ? De créer des concours de start-up à la noix ? Pas si simple !

La réponse apportée par le marché à cette menace lancinante est actuellement proposée sous la forme de la «transformation digitale». Cette appellation fourre-tout veut tout et rien dire à la fois. S'en sont emparés une palanquée de sociétés de services, de conseil et de communication, d'éditeurs de logiciels et de constructeurs, devenus comme par enchantement des Harry Potter de la transformation digitale.

Quand y regarde de près, la plupart des plans de «transformation digitale» proposés par ces prestataires relèvent d'une approche au premier degré de cette transformation : adopter les outils numériques pour améliorer le fonctionnement de la société et sa relation avec les clients. Cela passe par la création de site web, d'applications mobiles et par une présence dans les réseaux sociaux. Au mieux, par la mise en place d'un processus et d'un outil de CRM (Customer Relationship Management) au gout du jour. Pour paraphraser le «IT doesn't matter» de Nicholas Carr en 2003, «Digital Transformation doesn't matter» une fois que tout le monde a fait la même chose ! Même si l'on sait que nombre d'entreprises sont très en retard de ce point de vue-là.

Dans la version «de luxe», la transformation digitale comprend une démarche d'innovation ouverte construite autour de l'accompagnement de start-up sous des formes diverses et variées que j'avais pu détailler dans la série d'article sur Les nombreux visages de l'innovation ouverte. J'y évoquais dans la dernière partie les éléments de culture d'entreprise qui facilitent l'innovation sur ce mode.

Comme un grand nombre de méthodologies, l'innovation ouverte engagée sous le prisme étroit de la relation avec les start-up est largement insuffisante. La plupart des entreprises qui se lancent dans ces démarches devraient prendre plus de recul pour appréhender la nature des disruptions qui affectent les nombreux secteurs touchés par le phénomène de l'uberisation. L'identification des pistes stratégiques est liée à la compréhension des grands mouvements de migration de valeur générés par le numérique. Et surtout, à du bon sens !

Nous allons dans cette série d'articles couvrir tour à tour les thématiques suivantes :

  • La résolution d'insatisfactions clients, l'un des principaux moteurs des innovations aussi bien incrémentales que de rupture. Les entreprises et les industries capables de bien identifier ces insatisfactions et de les réduire grâce aux technologies ou à une culture du service client ont plus de chances de s'en sortir. Là, nous sommes  plutôt dans les méthodes classiques mais bonnes à rappeler.
  • Les défragmentations de marchés qui doivent être provoquées plutôt que subies pour éviter l'uberisation, par des stratégies de plateformes, de standards ou via de l'innovation par intégration. Cette approche est moins souvent abordée dans les méthodes de gestion de l'innovation.
  • La baisse des prix et la démocratisation, qui relèvent entre autres de la Loi de Moore, et qui doivent être bien comprises. Elles entrainent des re-positionnements, soit vers des marchés de volume très «scalables» soit vers des niches de marché plus profitable, soit sur des marchés adjacents.
  • Les bouleversements de l'équilibre produit et service liés à des économies d'échelle pour un sens et à la commoditisation des produits dans l'autre sens. Qu'est-ce qui déplacer l'équilibre dans un sens ou l'autre sens et est-ce contradictoire ?
  • Les réductions des coûts apparents avec l'UGC et le fait-maison qui créent une spirale déflationniste, en particulier dans l'économie du savoir et des contenus.
  • La numérisation des savoirs qui est en train de bouleverser de nouveaux métiers protégés jusqu'à présent. Et des métiers exercés dans des marchés très fragmentés, qui cumulent donc les fragilités sectorielles. Comment ces métiers peuvent-ils s'adapter ?
  • Les ratages de ruptures technologiques qui sont tout aussi importants dans les industries numériques que l' «uberisation» d'industries non nativement numériques. D'où viennent-ils ? Qui a réussi à s'en sortir grâce aux start-up dans l'histoire récente ? Pourquoi le passage de l'expérimentation à l'industrialisation est-il si critique ?
  • Un petit clin d'œil avec l'«uberisation» de l'Etat et comment il peut réagir.
  • Et enfin, un rappel de taille: les innovations de rupture interviennent souvent en cassant les règles, voire les lois et autres jurisprudences, un sujet rarement traité dans les livres de management ou sur l'innovation ouverte !

Commençons donc par le premier de ces thèmes.

Résolutions d'insatisfactions clients

Une grande partie des innovations, surtout incrémentales, s'appuient sur l'existence d'insatisfactions clients. Une innovation règle souvent un ou plusieurs problèmes identifiés ou latents de grandes masses de clients. Les problèmes et besoins tournent essentiellement autour du triplet temps-argent-émotion. Il faut juste en comprendre le dosage !

L'exemple le plus classique est justement Uber. La société a été créée par le serial-entrepreneur et investisseur Travis Kalanick parce qu'il n'arrivait pas à trouver un taxi à Paris un jour de neige, précisément le 8 décembre 2011 pendant la conférence LeWeb. Alors qu'aucune voiture ne pouvait circuler dans Paris ce soir-là ! Le fait est que ce mythe fondateur amplifiait une insatisfaction bien ancienne vis à vis des taxis et ce, dans de nombreuses grandes villes. Pas qu'à Paris ! Uber a été conçu pour corriger ces insatisfactions : avec un service de qualité et un outil numérique mobile utilisant la géolocalisation des VTC permettant d'améliorer la qualité réelle et perçue du service.

Les entreprises et secteurs menacés sont souvent ceux qui manquent d'empathie client, qui ne comprennent pas ce qui ne va pas et comment les transformations technologiques peuvent mettre en danger leur position acquise. Les sociétés du câble aux USA font partie du lot. Relativement protégées par des monopoles locaux, elles sont connues pour la faible qualité de leur service. Et elles ont perdu des millions d'abonnés dès que des offres alternatives sont apparues et en particulier le triple-play des opérateurs télécom AT&T et Verizon. Quand un marché fermé s'ouvre à la concurrence, les positions acquises sont toujours difficiles à conserver. C'est ce qu'a observé France Telecom / Orange quand le marché s'est ouvert en France avec l'arrivée de SFR, Bouygues Telecom et Free, dans le fixe comme dans le mobile.

Une insatisfaction peut être absolue ou relative. Pour les taxis, elle était absolue car ils avaient peu de concurrence jusqu'à l'arrivée des VTC. Dans d'autres secteurs, elle est relative à ce que peut faire la concurrence et à la connaissance qu'en ont les clients.

On peut aussi observer des résistances futiles aux évolutions techniques et des usages, comme ces groupes hôteliers américains qui veulent bloquer la 4G et les hotspots WiFi des opérateurs pour pouvoir vendre leur accès à Internet. Il faut dire que certains ont la main lourde ! Au Wynn de Las Vegas, un hôtel plutôt haut de gamme, l'accès WiFi à la journée est à 100 dollars, hors taxes ! Plus du double d'un forfait 4G de 2 à 4 Go sur un mois !

Un autre exemple d'insatisfaction : les prix des trains et du TGV sur certaines destinations, surtout quand ils augmentent ou deviennent imprévisibles du fait des pratiques d'optimisation de la SNCF (le fameux «yield management»). D'où l'émergence de Blablacar qui commence à sérieusement concurrencer le train en réduisant d'un facteur deux à trois le prix de trajets.

D'autres sociétés ou secteurs d'activité sont menacées par ces insatisfactions clients : le secteur de la réparation, les garagistes, les plombiers, les sociétés de télésurveillance ou encore Canal+, dans la lignée des opérateurs du câble aux USA. A chaque fois, elles risquent de se faire désintermédier ou bien de se faire concurrencer par des solutions moins chères.

Ces insatisfactions sont amplifiées dans les marchés très régulés ou en présence de quasi-monopoles. Les régulations peuvent avoir tendance à bloquer l'arrivée d'innovations attendues par les clients et amplifier leur insatisfaction. Nous en avons des démonstrations avec les taxis et l'intense bataille juridique entre leurs syndicats, le gouvernement, le Conseil d'Etat et les sociétés de VTC. Nous avons aussi la fameuse chronologie des médias et le château de cartes du financement de l'audiovisuel français qui bloque tout un tas d'innovations dans les modes de consommation (SVOD, …). Le domaine de la santé n'est pas en reste avec des lobbies médicaux prêts à bloquer nombre d'innovations sans compter le fameux DMP (Dossier Médical Personnalisé).

Les marchés du numérique sont souvent «bifaces» et pas forcément équilibrés. Il y a d'un côté des annonceurs ou des offreurs de produits et de services et de l'autre des consommateurs et clients. Entre les deux, un intermédiateur. Celui-ci a tendance à accentuer la concurrence entre les offreurs. Parfois, l'équilibre est rompu. C'est ce qui s'est passé avec Groupon qui mettait en relation des clients avides de promotions et réductions et des fournisseurs avides de nouveaux clients. Les réductions y sont très significatives et Groupon en capte une bonne partie (environ 40% du CA généré chez les marchands). Au point que les vendeurs y perdent non pas juste l'équivalent de leur budget marketing d'acquisition de nouveaux clients mais vont jusqu'à perdre de l'argent, sans que les nouveaux clients reviennent après avoir profité des promotions. Malgré tout, Groupon poursuit son chemin et fait environ $8B de CA. Dans le détail, on se rend compte qu'ils patinent sur le marché américain – terre déjà brûlée ? – et qu'ils croissent à hors des USA. Parfois, les insatisfactions peuvent se retourner contre les disrupteurs !

Comment éviter ce syndrome ? Tout simplement, en écoutant ses clients et en développant une empathie pour eux et leurs problèmes et en améliorant ses offres en conséquence. Cela nécessite une capacité à se remettre en cause en permanence et à ne pas s'endormir sur ses lauriers. Il faut en parallèle faire beaucoup de veille technologique, des usages et une veille sociale pour identifier les solutions permettant de résoudre les problèmes des clients. Il faut aussi savoir gérer les priorités.

Les besoins des clients s'articulent souvent autour de trois axes :

  • Gagner plus ou dépenser moins, pour les foyers comme pour les entreprises.
  • Gagner du temps ou ne pas en perdre, pour l'utiliser là où il apporte le plus de bénéfices économique ou émotionnel selon les cas.
  • Et surtout, vivre des émotions positives, avec des contenus, des relations interpersonnelles, des produits design, des produits qui aident à rester en forme et qui aident à «la réalisation de soi».

En complément de cette démarche, une audience doit être suivie comme le lait sur le feu : les jeunes ! Ils influencent l'adoption des nouveaux usages sur une bonne partie du reste de la population car ils sont plus rapides à la détente. Et il faut distinguer de ce point de vue-là deux types de jeunes : ceux qui étudient et ceux qui viennent de rentrer dans la vie active. Ils ont des besoins différents qu'il convient de distinguer. Les premiers ont une vie sociale plutôt développée et les seconds créent un cocon familial en se mettant en couple et en ayant généralement des enfants.

C'est là que le «numérique» intervient : en plus de permettre la création de nouveaux services, il permet d'entretenir un lien avec les clients dans les deux sens : en les écoutant et en leur parlant, autant en 1/many qu'en 1/1. Il permet d'identifier les influenceurs du marché, les effets de mode, etc. Les stratégies digitales servent donc entre autre à améliorer l'orientation client de l'entreprise. Mais autant les grandes entreprises disposent de moyens et peuvent le faire, autant les professions libérales et PME sont moins bien armées.

Ce nous amène aux défragmentations de marchés que nous couvrirons dans l'article suivant.

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mardi 6 janvier 2015

Économie du partage: innovation vs. réglementation?


Economie du partage: l'innovation et la réglementation peuvent-elles s'entendre?

Fin octobre, les agents de la Philadelphia Parking Authority (PPA) ont mené une opération d'infiltration au sein du service de voitures avec chauffeur UberX. Dix chauffeurs se sont vus infliger des amendes de 1000 dollars chacun et leurs véhicules ont été mis en fourrière. La société Uber a elle aussi reçu une amende de 1000 dollars par chauffeur. La PPA a précisé qu'à Philadelphie, Uber bénéficie d'une autorisation pour exploiter une flotte de limousines, mais pas un service de conduite partagée dont les conducteurs n'ont pas passé les tests, vérifications et autres contrôles de sécurité appropriés. Le porte-parole de la PPA, Martin O'Rourke, a évoqué une « opération de taxi déguisée ».

Au même moment, la ville de New-York s'attaquait aux annonces d'Airbnb, accusées par les autorités de ne respecter ni le zonage, ni d'autres réglementations. Le procureur général Eric Schneiderman a précisé que 72% des hébergements proposés sont hors la loi. Il a formé un groupe de travail conjoint avec la municipalité pour sortir les logements incriminés du site de partage. « Alors que de nouveaux marchés en ligne révolutionnent la façon dont nous vivons, nous devons veiller à ce que les lois destinées à promouvoir la sécurité et la qualité de vie ne soient pas abandonné sous prétexte d'innovation », a déclaré le procureur dans un communiqué.

Les régulateurs continuent à montrer le bâton, mais il est peu probable qu'ils soient en mesure d'endiguer la vague de la popularité de ces services. En effet, un rapport de PwC publié en août souligne la croissance rapide de l '« économie de partage », dans laquelle des actifs sous-utilisés sont proposés pour le bénéfice de la fois du propriétaire et du client. Le rapport estime qu'à l'échelle mondiale, les recettes des grands secteurs de l'économie du partage – la finance peer-to-peer, le logement, les ressources humaines en ligne, le covoiturage et la musique ou vidéo en streaming – pourraient être multipliées par 22 fois pour atteindre 335 milliards de dollars. Ces services pourraient en outre s'étendre à d'autres secteurs tels que l'énergie, les télécommunications et le commerce de détail.

« Une fois que le génie est sorti de la bouteille, il est difficile de l'y faire rentrer », s'amuse Gilles Duranton, professeur d'économie à Wharton. Les consommateurs sont attirés par les prix plus bas offerts par ces applications, qui de leur côté doivent leur profitabilité au fait qu'elles ne possèdent pas d'actifs immobilisés comme des magasins, des voitures ou des hôtels. Les gens aiment aussi l'efficacité et la meilleure expérience client de ces services, qui offrent habituellement des transactions sans numéraire, avec des factures envoyées par email et des commentaires en ligne. Chez Uber, la demande de chauffeurs pour le service de voiturage a crû si rapidement que la société créée en 2009 est aujourd'hui présente dans 45 pays, et ce en dépit des nombreuses batailles avec les organismes de réglementation et les municipalités.

Gilles Duranton note que même en France, où on a vu les taxis manifester contre Uber et où les régulateurs ont une longue tradition de protection des intérêts organisés, le mouvement est lancé. Grâce à Uber, les Parisiens ont aujourd'hui moins de mal à trouver un taxi. La capitale française a toujours limité le nombre de taxis en circulation, ce qui a maintenu les prix vers le haut, explique l'économiste. « Les consommateurs étaient coincés car il n'y avait pas de concurrence. »

À Philadelphie, les forces du marché semblent se ranger du côté de l'économie de partage, du moins pour l'instant. La Philadelphia Parking Authority a dû reporter deux ventes aux enchères de licences de taxi à peu près au même moment où elle sévissait contre UberX. L'agence a invoqué « une trop faible participation ». Les soumissionnaires étaient tout simplement absents, alors même que la ville mettait aux enchères ces licences, jusqu'ici très convoitées, pour la toute première fois en 15 ans, et à prix cassé : la mise à prix était de 475 000 dollars, alors que sur le marché elles se négocient à 525 000 dollars.

Le temps du compromis?
Pour Ethan Mollick, professeur de management à Wharton, ces services de partage sont entrés dans une nouvelle phase de leur croissance. « À mon avis, la prochaine étape sera celle du compromis et de la négociation », explique-t-il.

« Les entreprises comme Uber ont une culture très libertarienne. Elles pensent que le seul but de la réglementation est de protéger les intérêts établis et de faire obstacle aux nouveaux entrants. De fait, c'est parfois vrai. » En conséquence, l'état d'esprit qui prévaut c'est que ces réglementations ne sont plus adaptées et qu'elles n'ont parfois plus de sens. Ce n'est pas sans raison que les entreprises technologiques cherchent à les renverser.

Mais, note Mollick, « l'objectif des politiques de régulation n'est pas forcément l'efficacité économique ». Il y a des questions comme l'équité qui n'ouvrent pas sur les politiques les plus efficaces, mais qu'il est légitime de prendre en compte. « On peut même considérer que certaines inefficacités économiques ont du bon », précise-t-il. « L'imposition progressive, par exemple, a des vertus. Il y a parfois de très bonnes raisons pour refuser une pure logique d'efficacité économique. Prenez les lois sur le travail des enfants : d'un point de vue strictement économique il serait peut-être plus efficace de les mettre au travail après l'école, mais personne ne contestera que ces lois ont du sens. » Les services de partage, conclut-il, forcent les gouvernements à réfléchir à des règlementations qui ont vraiment du sens, dans le contexte d'une nouvelle réalité du marché. Symétriquement, les nouveaux entrants pourront être amenés à mettre de l'eau dans leur vin et à reconsidérer les vertus de la législation.

Une partie du défi, pour les législateurs et régulateurs, c'est que les acteurs de l'économie du partage ont trouvé des failles dans la législation, dont on n'avait pas prévu qu'elles puissent être exploitées. Les entreprises peuvent ainsi réduire leurs coûts artificiellement en sortant du cadre du salariat et avec lui des charges sociales, ou encore en opérant en dehors des systèmes de réglementation et de taxation qui régissent des secteurs comme l'hôtellerie ou les services de mobilité. « La plupart de ces réglementations doivent être mises à jour pour combler certaines lacunes, mais aussi pour donner la possibilité de faire évoluer les modèles d'affaires dans le cadre de la loi », note Mollick. Mais il prévoit que les services de partage vont changer et se soucier davantage de légalité, à mesure qu'ils gagneront en maturité.

De fait, le service de limousines d'Uber est conforme à la réglementation de Philadelphie, comme le note Martin O'Rourke. Mais en revanche UberX (qui propose des voitures normales) viole la loi, dit la municipalité, parce qu'il n'est pas clair que les conducteurs de ce service de covoiturage soient formés et correctement assurés, sans même parler de leurs éventuels antécédents criminels. Uber a répondu sur son blog que tous les antécédents des chauffeurs UberX sont vérifiés et que leurs trajets sont assurés à hauteur d'un million de dollars par incident. L'entreprise a ajouté qu'elle vérifie également si ses chauffeurs ne sont pas inscrits le Registre national des délinquants sexuels.

Airbnb de son côté n'a pas contesté les conclusions du procureur général de New York, mais un porte-parole de la société a déclaré au New York Times que les parties prenantes doivent « travailler ensemble sur quelques règles sensées qui écartent les escrocs et protègent les gens ordinaires qui veulent simplement partager la maison dans laquelle ils vivent. »

Gilles Duranton note que les entreprises de l'économie du partage ont de bonnes raisons de se conformer à la loi. C'est pour elles une question de réputation, mais aussi de sécurité juridique vis-à-vis de leurs différentes parties prenantes. Par exemple, une bonne pratique pour les copropriétaires proposant une chambre à louer sur Airbnb serait d'obtenir l'approbation du syndic ou de la copropriété avant d'accepter des voyageurs. « Si vous transformez votre appartement en hôtel, vos voisins ne seront pas très contents », fait-il remarquer. Avec des touristes avinés qui rentrent bruyamment à quatre heures du matin, les autres résidents ne seront pas très contents, et il n'y aura pas de personnel pour gérer les perturbations, contrairement à un hôtel où vous pouvez toujours appeler la réception. Il y a là des risques non maîtrisés.

Pour autant, il serait faux de croire que la technologie favorise les activités illicites, note Jeff Henretig, fondateur du cabinet de conseil East Fourth Partners, qui a travaillé dans l'économie du partage. Au contraire, explique-t-il, la manière dont sont conduites les opérations rend les acteurs plus responsables, du fait de la traçabilité. Avec Uber, chaque sortie est enregistrée, y compris l'identité du conducteur et des passagers. Les taxis n'offrent pas un tel suivi.

Jeff Henretig va plus loin et assure qu'il est en réalité « beaucoup plus sûr » d'utiliser des applications comme Uber, du fait des mises en garde dans les commentaires en ligne et de la possibilité de savoir qui est qui, car de nombreux utilisateurs relient leurs profils à leurs comptes Facebook. Quand des crimes ont lieu dans les taxis et les hôtels, on dispose de moins de moyens pour identifier leurs auteurs. Les avantages des nouveaux services ne se limitent donc pas à la baisse des prix ou au gain de temps : l'amélioration de l'efficacité et l'offre de services intègrent aussi une meilleure traçabilité des transactions et des personnes.

Lobbying populaire
Si les consommateurs les apprécient, les régulateurs et les décideurs politiques sont plus réservés. Cela signifie que les entreprises de l'économie du partage vont devoir apprendre à mieux jouer le jeu réglementaire. Gerald Faulhaber, professeur émérite d'économie d'entreprise et de politiques publiques à Wharton, note que ces entreprises n'ont pas été très actives politiquement jusqu'ici. Cela tient, explique-t-il, à la façon dont elles se définissent et dont elles se représentent. Airbnb, par exemple, ne se voit pas comme un hôtelier, mais comme un simple service d'appariement entre les propriétaires et les voyageurs en quête d'un hébergement. La société ne possède pas d'hôtels, et plus généralement pas d'actifs associés à des réglementations spécifiques.

Mais une fois que l'entreprise a commencé à apparaître comme une menace pour les acteurs du secteur, ceux-ci ont commencé à faire pression sur les régulateurs pour entraver le service. C'est ce que les économistes appellent la « recherche de rente », et les premières victimes en sont les consommateurs. Pour Gerald Faulhaber, Airbnb et consorts devraient se montrer beaucoup plus actives pour rallier les consommateurs à leur cause. « Elles devraient mettre le public de leur côté », explique-t-il. Le lobbying populaire est efficace, comme l'attestent les combats en cours pour préserver la neutralité du Net devant la Commission fédérale des communications des États-Unis. Les groupes de consommateurs ont obtenu que plus d'un million de personnes envoient des emails à la Commission. « Le défi, pour les applications technologiques de l'économie du partage, est précisément là : comment faire pour qu'un million de citoyens fassent passer votre message aux régulateurs ? »

C'est bien sûr en fournissant un service supérieur à celui des concurrents de l'économie traditionnelle que les entreprises technologiques s'assureront le soutien du public. Mais il leur faut aller plus loin.  L'enjeu, pour elles, est de mobiliser l'opinion et d'amener le public à entrer dans le jeu et à défendre leur cause. Aux Etats-Unis, c'est d'abord à l'échelon local que cela se joue. Comme le note Gerald Faulhaber, les hommes politiques locaux ne seront guère sensibles à l'argument selon lequel ces entreprises apportent une innovation à leur ville. « L'efficacité n'est pas le principal souci des politiques. Ils s'intéressent d'abord à ce que leur disent leurs électeurs. » Gerald Faulhaber cite l'exemple des syndicats d'enseignants américains, célèbres pour leurs influence. « S'ils n'aiment pas ce que le magazine Time met sur sa couverture, ils demanderont à leurs membres d'écrire à la direction et de lui reprocher d'insulter les enseignants. »

Gerald Faulhaber note aussi que les entreprises de l'économie du partage devraient répondre rapidement aux critiques sur leur service et prendre des mesures appropriées. Les taxis ont accusé les applications de covoiturage de compromettre la sécurité des passagers, en mettant en avant la question des antécédents des conducteurs et celle de leurs assurances. Ce dernier point est particulièrement crucial parce que les polices d'assurance automobile des particuliers ne couvrent généralement pas une voiture et son conducteur quand celui-ci joue les taxis, écrit Samuel Marshall, président de la Fédération des assurances de Pennsylvanie dans une tribune parue le 1er août dans la Pittsburgh Post-Gazette. Les applications de partage doivent impérativement réfuter ces accusations. « Elles jouent dans la cour des grands, leurs rivaux ont les poches profondes et ne leur feront pas de cadeaux », insiste Gerald Faulhaber.

Il est tout à fait possible que les services de partage comme Uber finissent par réduire leurs effectifs s'ils s'adaptent aux réglementations locales. « Je ne sais pas si Uber va survivre dans le secteur des taxis, en particulier en Europe », dit Gerald Faulhaber. « Ils ne peuvent pas survivre à New-York City : la ville est très réglementée, avec des syndicats très organisés. Mais ils pouvaient survivre à l'extérieur de New-York, dans les banlieues, où les taxis sont organisés d'une façon très différente et où il y aura moins de pression politique. »

Changer les règles ?
Porteuses de logiques, mais aussi d'intérêts potentiellement divergents, les différentes autorités n'ont pas toujours la même approche. Le maire de Philadelphie, Michael Nutter, tweetait le 27 octobre : « Je soutiens fermement le fait d'avoir des services Uber / LYFT à Philadelphie », malgré l'opposition de la Philadelphia Parking Authority (qui est gérée par l'État de Pennsylvanie). En septembre, le site internet de la PPA promouvait l'application « Way2Ride », qui permet d'appeler n'importe lequel des 1400 taxis de Philadelphie. Elle soutient également « 215 get a cab » et « Freedom Taxi », des applications d'appel en ligne qui respectent des règles de sécurité « rigoureuses, mais nécessaires ».

Faudra-t-il faire évoluer les réglementations pour répondre à l'essor des services de partage ? Le dossier reste à instruire. « Il n'est pas évident que les villes aient besoin de changer leur réglementation », note Peter Cappelli, professeur de management à Wharton. « Par exemple, dans le cas d'Uber, les villes ont des règles précises sur la vérification des antécédents des chauffeurs de taxi et le montant des assurances obligatoires. Je ne vois pas pourquoi ces règles devraient être différentes pour Uber. Par ailleurs, même si les services de partage disent qu'ils se conforment à la loi, il doit y avoir un système de freins et de contrepoids. La raison pour laquelle nous réglementons certains secteurs, c'est que nous ne leur faisons pas confiance pour s'autoréguler. Par exemple, si nous ne voulons pas laisser les restaurateurs seuls responsables de la propreté de leurs cuisines, c'est qu'en cas de manquement le public en paie directement les conséquences. »

Dans le même temps, les règlementations ne devraient pas avoir pour but de protéger les acteurs en place et d'exclure la concurrence. « Je pense que la ligne est assez claire, explique Cappelli : nous ne devrions pas, dans nos politiques publiques, nous mêler de protéger un secteur de la concurrence, à moins qu'il existe des raisons assez extraordinaires pour le faire. »

Les secteurs protégés ont de bonnes raisons de s'inquiéter si de nouvelles applications entrent en concurrence avec eux sans avoir à respecter les mêmes règles. « Ils se plaignent que ces entreprises esquivent les règlements, et c'est une préoccupation raisonnable. Mais la vraie raison de leur inquiétude, c'est de perdre des parts de marché. Tout l'enjeu pour les régulateurs est de démêler les préoccupations légitimes et la pure recherche de rente.

Les services de partage auront sans doute plus de facilité à perturber le statu quo dans les secteurs qui ne jouissent pas d'un soutien politique fort et sont moins réglementés. Par exemple, l'industrie de la musique a dû s'adapter ou mourir lorsque les ventes de chansons individuelles en format numérique ont commencé à dépasser celles des albums entiers. Il y a dix ans ITunes d'Apple bouleversait l'industrie de la musique en vendant des chansons 99 cents, un modèle lui-même perturbé ensuite par les services de streaming. Les maisons de disques se sont transformées, tandis que les disquaires faisaient faillite. « Ce secteur a énormément changé », note Faulhaber. Il a survécu et s'est réinventé.

De fait, au-delà du lobbying les entreprises traditionnelles ont des arguments à faire valoir. « Le défi le plus intéressant, ce sera la façon dont ces entreprises s'adapteront aux nouvelles façons de faire des affaires. Si vous êtes prêts à payer une prime à Uber parce que les voitures sont propres et les chauffeurs disponibles, que feront les compagnies de taxi et de limousines pour rivaliser ? », demande Cappelli. « Il y a là, à ce qu'il me semble, un marché. »

Cet article a été publié en novembre 2014 par Knowledge@Wharton, sous le titre "Sharing Economy 2.0: Can Innovation and Regulation Work Together?" Copyright Knowledge@Wharton. Tous droits réservés. Traduit et publié sur autorisation.

lundi 3 novembre 2014

Chine: les robots menacent-ils l'usine du monde?


Série Robotique – 6 – Chine: les robots menacent-ils l'usine du monde?

Cet article est le sixième d'une série dont la publication s'achèvera d'ici quelques semaines.

En juin dernier, Terry Gou, le fondateur et président de l'équipementier taiwanais Hon Hai (également connu sous le nom de FoxConn), confirmait une méga-commande portant sur l'iPhone 6 au côté de Tim Cook, le directeur général d'Apple. Son concurrent Tim Zixuan, président du groupe Pegatron, a lui aussi reçu une confirmation d'Apple: 30% de la production de l'iPhone 6 sera confié à son entreprise. Elle produira pour Apple la plus importante quantité de smartphones qu'elle ait fabriqués jusqu'ici.

68 millions d'iPhones 6 auraient été commandés en Phase I, un chiffre multiplié par deux par rapport à l'iPhone 5 pour la même phase. Cette demande colossale atteste l'optimisme de Tim Cook, pour qui de nombreux consommateurs suivront cette montée en gamme. On considère que le chiffre d'affaires de Hon Hai, après que l'entreprise a décroché 70% de la production de l'iPhone 6, devrait atteindre 30 milliards de dollars. Cela lui permettra de se rapprocher des 38,7 milliards de Lenovo.

Pour honorer cette commande, Hon Hai n'a pas perdu de temps : un plan de recrutement de 100 000 personnes a été lancé en Chine continentale dès la deuxième quinzaine de juin. Ces nouveaux employés travailleront à Zhengzhou, dans le Henan et d'autres provinces. Des centaines de milliers de travailleurs et des centaines de fournisseurs de composants se consacrent déjà à la production de ce nouveau téléphone qui attire tant l'attention du marché.

Apple avait conduit la recherche et développement du Macintosh G5 au Japon, mais la fabrication fut déjà confiée à Hon Hai, qui constata rapidement qu'il n'avait aucun accès aux technologies principales du modèle. Terry Gou raconte que l'entreprise n'eut qu'un temps limité pour passer à la production en grande série. Le prototype original avait un beau design, mais un angle droit un peu trop aigu nécessita quelques tests supplémentaires. Terry Gou proposa sa main pour l'expérience. Il fut blessé, comme on pouvait s'y attendre. Cela incita ses ingénieurs, choqués par la blessure, à redessiner l'appareil pour une meilleure sûreté. « Un général exprime sa volonté par des actions, pas des discours », dit Gou avec une pointe d'emphase.

Superviser chaque étape est le credo qui a fait de ce magnat de la haute technologie, âgé de 64 ans, le chef de file de 1,5 millions de travailleurs à travers le monde. Grâce à cette philosophie, il a construit avec succès la plus grande usine de l'histoire de l'humanité. En 2014 Hon Hai enregistrait un chiffre d'affaire d'un montant de 819,3 milliards de RMB et atteignit le 32e rang du Fortune 500, devenant ainsi la première entreprise de la « Grande Chine » (élargie à Hong Kong et Taiwan).

Il y a peu de temps, Terry Gou et Masayoshi Son, le fondateur de la Softbank du Japon, dévoilaient le robot Pepper à Tokyo. Masayoshi le définit comme le premier humanoïde de l'histoire de l'humanité. Vendu au prix de 198 000 yens, Pepper est capable de percevoir les émotions humaines à travers ses capteurs, sa détection vocale et de nouvelles technologies de cloud computing. Par exemple, Pepper montre différentes émotions lorsque son propriétaire semble heureux. Le petit robot semble appelé à connaître un grand succès au Japon, un pays à la population vieillissante.

C'est Hon Hai qui fabriquera Pepper lorsque les commandes arriveront. Il y a 5 ou 6 ans, l'entreprise était déjà le fabricant du jouet Pleo, un dinosaure animatronique. Hon Hai, qui apparaît clairement comme le leader de ce secteur manufacturier, a aussi de fortes chances de produire les futurs robots Transformers.

Ce n'est pas un hasard si l'équipementier s'est lancé dans les robots. Terry Gou s'y intéresse depuis longtemps déjà.

Des robots et des hommes
Le buzz autour de l'iPhone 6 a quelque peu éclipsé les projets de Gou dans le domaine de la robotique. En 2010, Terry Gou imaginait une « usine automatisée » et il envisageait de remplacer la totalité des salariés humains par des robots. L'année suivant, il précisait son ambition : développer et fabriquer un million de robots pour assembler ces téléphones dans ses usines.

Parallèlement, il continuait à recruter en masse. Entre le troisième trimestre 2010 et le quatrième trimestre 2011 Hon Hai a recruté 300 000 travailleurs supplémentaires. La masse salariale a également augmenté dans cette période, et elle continue à le faire. Des manufactures géantes sont même en projet en Indonésie et au Brésil.

Cette divergence interroge. Pourquoi, si l'on doit prendre au sérieux son ambition d'usines entièrement automatisées, continue-t-il à embaucher des milliers d'ouvriers ? Posons la question autrement, en adoptant le point de Tim Cook : si ces usines sont susceptibles d'être automatisées, pourquoi Apple sous-traite-t-il la production à Hon Hai, au lieu de construire sa propre usine ?

De fait, Tim Cook a récemment relocalisé à Fremont (Californie) plusieurs lignes d'assemblage produisant des ordinateurs portables Apple, en écho au discours d'Obama sur la relocalisation. Cette gigantesque usine, équipée de technologie de pointe, emploiera des travailleurs américains. Mais les robots feront l'essentiel du travail.

Ils ne peuvent cependant pas tout faire et le coût du travail fait encore la différence, notamment quand on fabrique des smartphones. Les chiffres parlent tout seuls : 90% de l'assemblage d'un smartphone ne peut être réalisé que par la main de l'homme. Il est impossible pour un robot d'assembler 500 à 600 composants dans un minuscule espace d'une dizaine de centimètres.

Plus de 500 opérations sont requises pour assembler un iPhone 6, du point de départ de sa fabrication jusqu'à son achèvement, ce qui représente 10 fois plus de manœuvres que pour un ordinateur portable ou un Macbook.

Le secteur automobile peut déployer une armée de bras automatiques pour assembler de grandes pièces, telles que des portes de voiture. Même les entreprises qui produisent des pâtes, des biscuits ou des briques sont équipées de bras robotisés. Amazon utilise un millier de robots Kiva travaillant activement dans ses entrepôts. Les robots sont partout. Mais il reste difficile pour les machines de prendre entièrement la relève de la chaîne d'assemblage des téléphones, tablettes et ordinateurs portables.

Des bras robotisés sont certes utilisés dans la fabrication d'une partie des composants de smartphone. Ils sont particulièrement efficaces pour façonner des pièces d'une précision de l'ordre du micro ou du nanomètre, comme la lentille d'un objectif. On les emploie aussi dans le polissage des boîtiers ou la fabrication des « réceptacles de processeur » (CPU slots, les connecteurs utilisés pour interfacer un processeur avec une carte mère).

Hon Hai a investi 300 millions de dollars taïwanais pour son entreprise automatisée dont le quartier général se situe dans le district de Tucheng, à Taiwan. Les chaînes d'assemblage automatique utilisant des bras robotisés peuvent planter 3000 fils sur des cartes de circuit de 2-3 centimètres carrés avec une précision parfaite, et 7000 réceptacles de processeur peuvent être produits chaque jour par des bras mécaniques. Les processeurs d'Intel ou d'AMD ont besoin d'être accompagnés de ces réceptacles pour que la carte mère puisse recevoir des signaux électriques. Si nous admettons qu'un processeur est le cœur d'un ordinateur, le réceptacle de processeur peut être considéré comme sa valve. Hon Hai tient à lui seul 75% du marché, ce qui en fait un acteur clé de la supply chain.

L'usine automatique est un projet pilote conduit par Foxnum Technology, une filiale de Hon Hai. Après avoir recruté les meilleurs talents de l'Industrial Technology Research Institute de de Taiwan, l'entreprise a formé la meilleure équipe possible de ce secteur industriel.

C'est en visitant une usine au Japon que Terry Gou a trouvé son inspiration. Hautement automatisée, elle était capable de fabriquer des montres avec une délicatesse extraordinaire. Il proposa de couper l'usine en deux, ce qui faciliterait un éventuel déménagement. Même la lumière n'était pas nécessaire. En termes d'économies d'énergie, les performances étaient remarquables.

Mais le Japon n'est pas la Chine. Si les Japonais ont tant investi dans l'automatisation, c'est notamment en raison du coût du travail et du vieillissement de la population, qui conduit à des tensions sur le marché du travail. Ce sont des problèmes encore lointains pour la Chine. Et surtout, avant qu'un iPhone 6 ne soit emballé, il faut des opérateurs travaillant jour et nuit pour assembler 500 à 600 composants. Pour Hon Hai, dont le cœur de métier tourne autour de processus d'assemblage complexes, les mains des travailleurs chinois restent indispensables.

C'est précisément pourquoi Tong Zixian, du Groupe Pegatron, n'a jamais fait preuve d'un grand enthousiasme pour les robots. Pas plus que Barry Lam, le fondateur et président de Quanta Computer, qui fabrique les ordinateurs portables d'Apple. Les robots ne sont tout simplement pas capables de réaliser l'ensemble des processus manufacturiers de l'iPhone, de l'iPad, de l'iPod ou du Macbook Air.

Intégration verticale
La production de composants et l'assemblage de produits ont partie liée. Hon Hai, depuis le début, s'est distingué en faisant de cette dépendance un atout, avec une stratégie originale d'intégration verticale menée à partir de l'assemblage, c'est-à-dire le haut de la chaîne. En cela l'entreprise se démarque de ses concurrents, qui se développent selon une logique bottom-up : des composants vers l'assemblage.

L'un des secrets qui ont permis à Hon Hai de survivre et s'épanouir est une méthode appelée Component Module Move (CMM), développée par Terry Gou lui-même.

C'est grâce au CMM que Hon Hai a pu mettre en œuvre son intégration verticale. Les clients se félicitent d'avoir un seul interlocuteur pour la large gamme de services offerts par Hon Hai. L'entreprise est suffisamment polyvalente pour offrir chaque composant ou module, qu'il soit mécanique ou électrique, à la demande du client. Elle satisfait aussi – c'est son cœur de métier – leurs besoins d'assemblage de produit, d'assemblage de système ou de test.

L'exhaustivité de ces services offre à Hon Hai de nombreuses opportunités, puisqu'il lui est possible de travailler sur les composants, la conception du de module et l'assemblage du système. Les ventes explosent et les clients bénéficient de prix bas, très compétitifs.

Aux alentours de l'an 2000, une poignée de grands producteurs de PC américains décidèrent d'externaliser la production des barebones (la base constituante d'une unité centrale d'ordinateur : boîtier, alimentation électrique, carte mère et lecteurs). Mais il est presque impossible de trouver une entreprise maîtrisant à la fois la capacité à produire et à assembler tous les composants d'un ordinateur, de disques durs. Hon Hai a pu saisir cette opportunité et en a profité pour développer un nouveau business model, en prenant position dans l'industrie des unités centrales.

Ming-Je Tang, de l'université de Taiwan, voit dans le mode opératoire de Hon Hai une innovation majeure. Dans le processus de l'intégration verticale, Hon Hai est à la fois le producteur et l'assembleur des composants, ce qui lui permet de se positionner sur plusieurs segments contigus de la chaîne de valeur. Prenons les smartphones pour exemple : l'entreprise capture 61% du coût global des composants avant assemblage. Non seulement elle capture davantage de valeur, mais elle bénéficie d'effets positifs en termes d'information et de gestion des flux.

L'usine du monde
Depuis les années 1980, la Chine a bénéficié de l'afflux de travailleurs à bas prix quittant les campagnes du centre du pays pour les grandes villes industrielles comme Shenzhen. Ce sont ces individus insignifiants qui ont formé la base des fabricants d'équipement d'origine (FEO, ou en anglais OEM, Original Equipment Manufacturer) les plus importants du monde.

Les entreprises de high tech taïwanaises s'enorgueillissent de la « 982 theory », qui stipule qu'il ne leur faut que deux jours pour terminer 98% des commandes qu'ils reçoivent. Or cette théorie n'est vérifiable qu'en Chine continentale où un environnement productif consistant peut être garanti. Les quelques entreprises taïwanaises qui ont relocalisé leur bases de production dans des pays tels que le Vietnam, les Philippines, la Thaïlande et la Malaisie ont connu des échecs.

La stabilité accordée par cet environnement permet aux FEO de terminer les commandes avec une haute précision et une grande qualité. Hon Hai est le modèle parfait, avec un million d'ouvriers réalisant des commandes d'une valeur moyenne de 1 à 2 milliards de RMB (125 à 250 millions d'euros).

L'expansion vers la Chine continentale reste un élément-clé pour l'ambition globale de Hon Hai. Terry Gou a commencé à développer sa base productive en Chine dès 1988. Au bout de dix ans, lorsque les FEO ont commencé à se multiplier, Hon Hai avait déjà atteint une position dominante.

Mis à part Master Kong et Want Want, Hon Hai est la seule entreprise hig tech présente en Chine continentale qui soit originaire de Taiwan. Son usine de Longhua dans le district de Shenzen fut développée à partir de rien en 1996 pour devenir un complexe industriel de 420000 travailleurs.

La zone économique spéciale de Shenzen a grandi à partir de rien, pour devenir une des régions chinoises les plus développées suite à trente années de réformes et d'ouverture de marché. Lorsque les régions côtières ont commencé à connaître une pénurie de travailleurs bon marché, Hon Hai fut autorisé à s'étendre vers le centre du pays. Les provinces de l'arrière-pays qui cherchaient à reproduire ce miracle ont envoyé des invitations à Terry Gou, accompagné d'un traitement VIP. Gou se rendit notamment dans la région dont la plupart des travailleurs sont originaires : la province du Henan, qui compte plus de 100 millions d'habitants.

Désormais installé à Zhengzhou, la capitale, Hon Hai bénéficie d'ouvriers remarquablement bon marché mais aussi et surtout d'avantages consentis par l'administration locale sur le foncier et les taxes. Le Henan est la seule province de l'intérieur qui n'accueillait pas encore de grande usine d'électronique, alors que la majorité des migrants en sont originaires. Terry Gou croit que la compétition en Chine continentale est beaucoup plus féroce que celle qui fait rage à Taiwan. Ses décisions d'investissement tirent parti de cette concurrence entre provinces. Hon Hai va lancer dans le Guizhou une usine de 50 000 personnes, afin de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier.

L'industrie du high-tech a résolument décidé d'opter pour la sous-traitance et Hon Hai apparaît aujourd'hui comme le grand gagnant. La qualité, le prix et le rythme sont les trois priorités de l'entreprise. Facile à dire, mais il n'est pas si facile pour une entreprise de produire moins cher avec une grande qualité et à une cadence effrénée.

Hon Hai ne travaille qu'en gros, et même en très gros. Terry Gou ne trouve pas d'intérêt dans une commande d'une quantité inférieure à 1 million de pièces. Hon Hai est le géant de l'industrie manufacturière. Du fait de sa déjà longue histoire, de sa masse et de ses modes d'opération profondément enracinés, il lui sera difficile de se transformer. Il est impossible pour Terry Gou de dire à Apple qu'il va quitter ce secteur industriel. Cela signifierait pour tous les clients, les actionnaires, les fournisseurs, les employés et autres parties concernées d'être laissés dans la misère.

Hon Hai a et aura donc toujours besoin de travailleurs chinois. Les robots et les entreprises automatisées ne sont pas complètement imaginaires. Mais la Chine restera pour longtemps l'usine du monde, une position qu'aucun pays aujourd'hui ne semble en mesure de lui contester.

Note des éditeurs. Une première version de cet article est parue dans notre édition chinoise, publiée conjointement avec l'université Jiaotong de Shanghai, SJTU ParisTech Review

mercredi 1 octobre 2014

La robotique de service est au coin de la rue




La robotique de service est au coin de la rue


Cet article est le cinquième d'une série de sept consacrée à la robotique, dont la publication s'étalera sur plusieurs mois.
Un robot, c'est une machine intelligente dotée d'un degré d'autonomie, avec trois caractéristiques : des capteurs pour comprendre son environnement, des processeurs pour l'analyser et prendre des décisions, et des actionneurs (moteurs, outils, bras articulés) pour agir sur le monde réel. Présents depuis plusieurs décennies dans l'industrie, les robots arrivent aujourd'hui dans les services. Les enjeux sont différents. Pour bien les comprendre, prenons le temps de préciser ce que recouvre ce terme si vague de « services », qui représente aujourd'hui plus de 70% du PIB des économies développées.

Il y a services et services
En économie, un service consiste en la mise à disposition d'une capacité technique ou intellectuelle à un particulier ou à une entreprise. On a coutume d'opposer services et industrie, en insistant sur deux points : dans un service, le travail est fourni directement à l'usager (entreprise ou personne), et ce sans transformation de matière.

Ce dernier point est contestable : un restaurateur, un coiffeur, un chirurgien transforment de la matière. Une approche plus fine distinguerait le monde industriel, espace clos où des hommes et des machines transforment la matière en masse ou en série, et les services, ensemble d'activités insérées dans des espaces variés (maison, rue, entreprise) et travaillant sur l'homme (coiffure, médecine…), sur son environnement (ménage, surveillance, sécurité), le suppléant ou l'épaulant pour certaines tâches spécialisées (banque, conseil), ou tout simplement lui facilitant la vie pour ses déplacements ou pour mettre des biens à sa disposition (commerce, logistique).
La variété des tâches répond à celle des acteurs impliqués. Certains services mobilisent des organisations publiques, d'autres des entreprises, d'autres appartiennent à l'économie informelle, comme le baby-sitting. Certains s'adressent principalement à des individus, d'autres à des organisations et notamment à des entreprises. Mais derrière l'immense diversité du monde des services, on retrouve une idée simple : ce qui caractérise un service, c'est l'interaction avec le monde humain, par opposition à l'industrie qui est tournée vers la matière.
C'est dans ce contexte qu'Olivier Fallou et Robert Millet, dans un séminaire organisé en 2012 par le Pôle interministériel de prospective et d'anticipation des mutations économiques, introduisent la robotique de service en insistant sur « une  capacité d'opération dans un environnement conçu pour l'homme, en interaction avec un environnement conçu pour l'homme, et en interaction avec l'homme ». Qui dit service dit monde humain. D'où des contraintes particulières, comme par exemple « une sécurité de fonctionnement permettant le fonctionnement en présence d'un public éventuellement large, et le cas échéant non professionnel ».
Que représente aujourd'hui le secteur de la robotique de service ? Il s'agit d'un marché émergent, qui a bénéficié de la dynamique de la robotique industrielle et qui est aujourd'hui en plein essor. Selon la Fédération internationale de la robotique, il pourrait atteindre 100 milliards d'euros en 2018 et 200 milliards en 2023, contre 25 milliards en 2015. Les constructeurs sont très majoritairement des PME et des start-up issues de laboratoires de recherche, surtout dans le domaine de la robotique personnelle. Des sociétés importantes, actrices de la robotique industrielle, sont en veille très active sur certaines applications de la robotique de service, soit en direct, soit via des start-up de laboratoire (comme Kuka en Allemagne ou Fanuc au Japon).
À la variété des acteurs industriels répond celle des produits. Il y a par exemple les robots humanoïdes comme Baxter, qui a un écran en guise de tête, exécute les tâches simples qu'on lui apprend et peut détecter la présence d'une personne pour la saluer. Mais ils ne sont pas seuls en lice. La Fédération internationale de la robotique note la multitude des formes et de structures, mais aussi de domaines d'application. Les robots de service ne sont pas forcément mobiles, ni forcément autonomes. « Dans certains cas, ils se composent d'une plateforme mobile sur laquelle un ou plusieurs bras sont attachés et contrôlés de la même façon que les bras des robots industriels. En outre, contrairement à leurs homologues industriels, les robots de service n'ont pas à être autonomes ou entièrement automatiques. Dans de nombreux cas, ces machines peuvent même aider un utilisateur humain ou être opérées à distance. »

Quels sont les services susceptibles d'être robotisés?
Dans une étude de 2003 qui fait désormais référence, David Autor, Frank Levy et Richard Murnane pointaient que le critère fondamental pour le remplacement des hommes par des machines, c'est le caractère routinier des tâches et leur simplicité, et dans ces conditions la distinction entre industrie et services n'avait guère d'importance. La vague de la robotisation ne ferait pas de détail.

Les services que l'on peut robotiser, ou qui sont susceptibles de l'être demain ou après-demain, sont donc caractérisés par des tâches répétitives, où les choix sont limités. Car si un robot se caractérise par une autonomie de mouvement associée à une autonomie de décision (sur tout ou partie des actions élémentaires qu'il doit accomplir), il reste inadapté à des actions complexes qui requièrent une capacité d'initiative. Sauf à être accompagné par l'homme, comme c'est le cas dans la dronautique ou la chirurgie.
Les activités qui se prêtent à la robotisation sont nombreuses : on cite ainsi la logistique et le transport, le nettoyage industriel, la surveillance et la maintenance (sites, espaces publics, infrastructures), la construction/démolition, l'assistance médicale, l'assistance domestique, l'aide à l'autonomie…
Essayons d'y voir plus clair. Une première distinction fait apparaître deux grandes catégories : la robotique professionnelle et la robotique personnelle.
À côté des robots militaires et de la robotique chirurgicale (qui font l'objet de deux articles dans cette série), la première catégorie comprend des robots destinés à accomplir une tâche dans un lieu public ou une entreprise. Parmi ces tâches, le nettoyage industriel et celui des lieux publics, les robots de livraison dans les bureaux ou les hôpitaux. Les robots d'intervention (robots de terrain, robots-pompiers, de démolition…) appartiennent aussi à cette catégorie, qui se définit par la présence d'un opérateur spécialisé, ayant pour mission de démarrer et arrêter le robot, mais aussi de surveiller son travail.
Dans la seconde catégorie se rangent les produits « grand public », comme l'aspirateur-robot, qui sont déjà présents dans nos demeures, mais aussi des machines destinées à des personnes handicapées ou fragilisées : fauteuils roulants automatisés, robots d'assistance à la motricité, robots-compagnons et robots-animaux domestiques, pour la compagnie ou l'exercice. La Fédération internationale de la robotique définit cette catégorie en insistant sur le fait qu'il s'agit de tâches « non commerciales », et sur le fait que les robots sont utilisés par des personnes sans qualification particulière.

Intervenir en milieu extrême
Le marché de la robotique de service professionnelle est dominé aujourd'hui par la robotique de défense (voir le deuxième article de cette série) et la robotique dite d'intervention. Ces deux domaines sont caractérisés par des environnements dangereux. Les missions d'intervention confiées aux robots consistent par exemple à accéder à des installations ou des équipements en proie à un incendie, ou encore potentiellement contaminés par des polluants chimiques ou radioactifs, pour observer, mesurer, prélever, et réaliser diverses manœuvres.

Le Groupe Intra, qui possède le premier parc mondial de robots d'intervention, a été créé en 1988 par les trois principaux acteurs du nucléaire français, EDF, le CEA et  Areva (alors Cogema) ; il s'est équipé d'une flotte d'engins mobiles robotisés, semi-autonomes, développés par le CEA et des partenaires industriels comme Cybernetix, et notamment d'un robot composé de deux corps articulés qui lui permettent de monter et descendre des escaliers et même de franchir des obstacles hauts de 40 cm ! « Pour cela, le robot soulève sa partie avant ou arrière, explique Jean-Marc Alexandre, chercheur au CEA. Ce mouvement se fait grâce au déplacement du bras manipulateur du robot qui peut se mouvoir d'une partie à l'autre, modifiant ainsi le centre de gravité des deux corps. » Pour résister aux radiations destructrices, le robot est équipé d'une électronique durcie qui résiste à des taux 100 fois supérieurs à l'électronique classique.
Les robots d'intervention ressemblent souvent plus à des véhicules militaires qu'à des robots. Guardian, Terra Mec et Thermite, par exemple forment une équipe de pompiers-robots mis en vente par la compagnie américaine Howe and Howe Technologies. Le premier est un bras qui déplace les débris; le second est une charrue qui dégage le chemin vers le site à arroser et le troisième projette 2270 litres d'eau à la minute. Tout trois ressemblent à de petits tracteurs. Dans un autre environnement, les robots sous-marins, comme ceux développés par le Centre européen de technologies sous-Marines (qui comprend 32 chercheurs de cinq pays : Portugal, Allemagne, Espagne, Italie, France), peuvent être utilisés dans le cas de marées noires, pour localiser les nappes de pétrole.
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Une apparence plus proche de l'homme peut avoir ses avantages, notamment dans des environnements conçus spécifiquement pour lui. On apprenait ainsi en avril 2014 que l'US Navy teste un robot humanoïde pompier appelé SAFFiR, destiné à éteindre des incendies en pleine mer. Le robot a été développé par les équipes de recherche des universités Virginia Tech, UCLA et l'Université de Pennsylvanie. Comme l'explique Franck Latxague, fondateur du site Humanoïdes.fr, « les robots devront être capable d'accomplir différentes tâches comme par exemple se tenir en équilibre malgré le navire qui tangue, ouvrir des vannes, ramasser des objets, diriger la lance à eau vers la source de chaleur et éteindre les flammes évidemment. Ils posséderont des capteurs de vision et de détection pour repérer les corps humains à travers la fumée. Ils pourront mémoriser le plan du navire et se déplacer de manière autonome à l'intérieur de celui-ci. »
À côté de ces situations d'urgence, la vie des robots démolisseurs apparaît bien plus tranquille, mais l'environnement dans lequel opèrent ces machines est lui aussi dangereux pour les hommes, des risques d'écroulement aux poussières. Elles ont l'avantage de la performance, pour des tâches qui ne requièrent pas une précision particulière. Le groupe suédois Husqvarna a par exemple développé toute une gamme de robots démolisseurs télécommandés qui offrent à la fois puissance, manœuvrabilité, stabilité et grande portée.

Cent fois sur le métier…
À côté des opérations dangereuses en milieu extrême, les robots s'avèrent particulièrement bien adaptés pour des activités routinières, notamment celles qui sont fastidieuses ou épuisantes.

Prenons le cas d'Amazon. Le géant du commerce électronique a souvent été mis en cause sur les conditions de travail dans ses gigantesques entrepôts, et en retour le management a du mal à gérer les absences, le turn-over, ainsi que les vols commis par les employés. Les robots offrent une solution idéale : ils forment une main-d'œuvre silencieuse, taillable et corvéable à merci, et qui n'aura jamais la tentation de piocher dans les stocks. Amazon a annoncé en 2012 l'acquisition de Kiva Systems, qui développe du matériel de manutention robotisé, pour 585 millions d'euros. Son objectif est le remplacement progressif des employés de ses entrepôts par des robots, intégrés dans un système d'information qui permettra d'automatiser la chaîne de A à Z, de la gestion des stocks à l'envoi en passant par l'empaquetage. L'enjeu, semble-t-il, est moins de rogner sur les coûts que de gagner en efficacité. La robotisation est notamment un élément décisif dans la recherche de la vitesse et de la réactivité, qui sont comme l'explique Brad Stone des éléments décisifs de la stratégie de la firme de Seattle pour faire la différence avec ses concurrents.
La logistique est aujourd'hui un marché en croissance pour la robotique de service. Elle ne concerne pas que les entrepôts mais aussi, par exemple, les bureaux et les hôpitaux, où des robots sont déjà utilisés pour transporter des médicaments. Dans les entrepôts, les robots sont des plateformes mobiles comparables à celles qui sont déjà utilisées depuis les années 1950 à ceci près qu'elles seront entièrement automatisées et accompliront une gamme de tâches bien plus vaste, rendant inutile l'intervention humaine. Dans les bureaux et hôpitaux, ce sont de petits chariots électriques automatisés.
À côté de ces machines il existe aussi des systèmes alternatifs, comme celui de Balyo, une entreprise créée en 2005. Raul Bravo, cofondateur de l'entreprise et ingénieur de l'Ecole Polytechnique, explique au magazine 01.net que si l'objectif reste d'automatiser les déplacements de marchandise dans un entrepôt, la solution développée est très différente : ils s'agit d'un simple boîtier, le MoveBox, qui permet à un chariot électrique standard de devenir autonome. Nul besoin d'infrastructure au sol : le boîtier se repère de lui-même grâce à son système de reconnaissance d'image 3D. « Nous sommes les seuls au monde à proposer un tel système sans aucune infrastructure au sol », explique Raul Bravo.
Restons un moment dans les entrepôts. Parmi les tâches routinières que les robots peuvent accomplir avec des performances égales, sinon supérieures aux humains, figure la surveillance. Le robot e-Vigilante développé par Eos Innovation est ainsi capable de faire des rondes dans le noir, de détecter grâce à ses capteurs le moindre signe suspect et de prévenir un responsable, qui pourra procéder à une « levée de doute » : il est alors possible de prendre la main à distance sur le robot grâce à la caméra et aux haut-parleurs intégrés. Là encore, le robot permet d'éviter de mettre en danger un humain, tout en améliorant la performance. L'enjeu est de réduire les coûts de surveillance tout en optimisant la sécurité à l'intérieur des sites surveillés. Le robot présente aussi des avantages par rapport aux caméras fixes, dont les malfrats savent repérer les angles morts. E-vigilante circule à une vitesse moyenne de 4 à 6 km/h, mais il peut faire des pointes à 10 km/h en cas de besoin. Il est petit (35 cm), mais si on essaie de l'attraper, une alarme stridente se déclenche et il émet des flashs aveuglants. Le modèle économique d'Eos Innovation est fondé sur la location-maintenance du matériel. Les clients déboursent 2500 euros par mois pour un modèle d'entrée de gamme.
À côté de la surveillance, certains métiers de la restauration, particulièrement pénibles,  sont en passe d'être robotisés. C'est sans surprise le cas dans les fast-foods, conçus depuis longtemps sur un modèle industriel. La société californienne Momentum Machines propose une chaîne de hamburgers robotisée capable de réaliser la découpe des tomates, la cuisson du steak et l'adjonction d'une dose de sauce. Ce robot peut fabriquer 360 sandwiches en une heure ! En Chine, on a beaucoup parlé du Robot Restaurant de Harbin, où une vingtaine de robots font le service et cuisinent certaines préparations comme les baoze ou les nouilles. La restauration est, en Chine comme ailleurs, un secteur en tension qui a du mal à recruter.
D'autres tâches peu qualifiées sont aujourd'hui en cours d'automatisation, dans les services de jardinage. Des tondeuses automatisées comme Robomow sont depuis plusieurs années sur le marché. La plupart n'ont pas réellement de système de guidage : leur parcours est aléatoire, la surface à tondre est délimitée par un fil, ce qui présente certaines contraintes d'exploitation et une faible efficacité sur le terrain. Mais une innovation récente pourrait changer la donne, pour les grands espaces (comme les terrains de golf) : le système NAV ON TIME propose une solution guidée par satellite avec un positionnement haute précision, un parcours intelligent paramétrable par l'utilisateur et sans délimitation par fil.
À côté du jardinage, l'agriculture commence à utiliser les services des robots, pour des tâches parfois complexes. Par exemple, le robot VIN taille la vigne, une activité fastidieuse pour laquelle les vignerons ont du mal à trouver de la main-d'œuvre. Ce n'est qu'un début : comme le note Bruno Bonnell, président du syndicat français de la robotique Syrobo, « des robots agricoles sont en cours de développement pour trier les mauvaises herbes ou traire les vaches ».

Des robots et des hommes
Avec ces interventions sur le vivant, on se rapproche du point le plus délicat, le plus intéressant aussi, de la robotique de service : les interactions avec les hommes. Encore anecdotiques sont les robots dédiés aux « relations publiques », qui gèreront l'accueil dans les lieux publics. C'est là, sans surprise, que l'on trouve les « stars » de la robotique, comme l'aspirateur robot Roomba ou l'humanoïde Nao. On entre ici, également, dans une économie différente, partagée entre des machines fabriquées en grandes séries et marchés de niche.

La robotique de service à usage domestique a un marché estimé ainsi par la Fédération internationale de la robotique : « En 2012, trois millions de robots de service domestiques ont été vendus, soit 20% de plus qu'en 2011. » Parmi ses projections pour la période 2013-2016, retenons celle-ci : « Les ventes de robots domestiques pourraient atteindre presque 15 millions d'unités, pour une valeur estimée à 5,6 milliards de dollars. La majorité des pièces serait composée de robots ludiques, notamment en raison de leur prix abordable. Il faudrait aussi prévoir la vente de trois millions de robots éducatifs et dédiés à la recherche. Les robots d'assistance aux personnes à mobilité réduite ne représenteraient que 6400 unités vendues, mais ce marché sera amené à croître considérablement d'ici les 20 prochaines années. »
Si l'Europe est très performante en matière de robotique de service professionnelle (logistique, construction et démolition essentiellement), le leadership de la robotique domestique se partage entre le Japon, les Etats-Unis et la Corée du Sud, pays dont le Premier ministre avait déclaré en 2006 : « Nous voulons mettre un robot dans chaque maison d'ici 2010. »
Le Japon se sert quotidiennement d'un cinquième de la production mondiale. En France, 190 000 pièces se sont vendues en 2012, soit 21% de plus qu'en 2011. Ne nous leurrons pas. Si Roomba rencontre un tel succès, c'est aussi qu'il a atteint un rapport performance/prix enfin acceptable pour le grand public (400 euros environ). Ce ratio joue un très grand rôle dans le développement du marché. Un robot-tondeuse à 5000 euros ne rencontrerait pas de clientèle. Avec des premiers prix à 950 euros, ils sortent définitivement de la catégorie des gadgets de luxe.
Une grande partie des robots destinés à un usage domestique, des tondeuses aux aspirateurs, sont en réalité de simples appareils électro-ménagers améliorés. Plus novateurs apparaissent les robots compagnons et les robots d'assistance.
robot-NAO
Nao, l'un des robots les plus médiatisés aujourd'hui, tient compagnie à des personnes en perte d'autonomie ou à des enfants autistes ou hospitalisés. Commercialisé depuis 2008 par la société Aldebaran, cet humanoïde de 58 centimètres de haut a été vendu à plusieurs milliers d'exemplaires et son successeur Pepper devrait connaître le même destin. La concurrence s'organise avec Asimo, un humanoïde développé par Honda.
Proches des robots animaux de compagnie comme le Genibo du coréen Dasatech, voire des deskpets commercialisés pour quelques dizaines d'euros, les robots compagnons humanoïdes présentent toutefois une sophistication bien supérieure et ils sont appelés, de plus en plus, à se rendre utiles, en suppléant notamment aux problèmes de mobilité des personnes qu'ils assistent. Nao peut aller chercher un objet et le ramener à son propriétaire, par exemple.
Répondant à des problématiques d'autonomie qui sont amenées à prendre toujours plus d'importance avec le vieillissement de la population mondiale, ces robots pourraient à terme voir leur essor favorisé par les systèmes de sécurité sociale, qui en en remboursant l'achat ouvriraient la voie à une production en grande série.
Mais les fonctionnalités de Nao et de ses homologues restent limitées. Contrairement aux affirmations les plus optimistes, il est difficile, voire impossible, d'évaluer quand les robots de service personnel s'assiéront dans nos canapés. Ce n'est qu'en se tournant vers le passé que l'on comprend ce qu'ils sont vraiment : des sujets de recherche pas prêts d'aboutir. Le robot-aspirateur, commercialisé récemment, était en développement depuis 20 ans. Google vient d'annoncer en fanfare le démarrage de la production de 100 prototypes de voitures sans volant ni pédales. Gardons en tête que les plus grands industriels de l'automobile travaillent la technologie autonome depuis le début des années 1980 et que le « DARPA Grand Challenge » a déjà 10 ans : cette compétition, organisée par l'agence américaine responsable des projets en recherche avancée pour la Défense, mettait en jeu des véhicules terrestres sans pilote. La robotique est une discipline coûteuse et fastidieuse. Pour atteindre son but, c'est-à-dire la fiabilité de ses engins, elle ne peut faire l'économie du temps. Ainsi, soyons réalistes : les robots de service personnel actuellement vantés ne sortiront pas du laboratoire avant dix ou quinze ans.
Si les robots de service personnel spécialisés (aspirateur, nettoyage de vitres, etc.) peuvent continuer à se répandre, les robots de service personnel plus génériques (compagnons, assistants) ne dépassent pas leurs insuffisances fondamentales. Sur le plan moteur, la position debout n'est pas encore acquise. Les déambulateurs robotisés sont encore majoritaires. Sur le plan de la perception, aucun robot domestique ne sait encore reconnaître, comme le fait déjà un bébé de deux ans, un objet générique, comme une chaise, par exemple, qui peut prendre les formes les plus variées. Sur le plan de la manipulation, rien n'est encore vraiment au point. Débarrasser un objet d'une table sans le casser, ouvrir un tiroir ou une porte, manier du linge ou des pièces non solides… voilà des actions on ne peut plus difficiles à recréer chez un robot. RI-MAN, robot infirmier créé en 2006 par Riken, peut certes soulever et déplacer un malade. Mais il ne faut pas attendre grand-chose de plus.
Si l'aspect moteur est loin d'être maîtrisé, que dire de l'émotion ? Les algorithmes savent certes mimer le rire ou l'empathie, mais les robots se trompent. Ils savent détecter un sourire humain, mais ne savent pas l'interpréter ; ils sont totalement incapables de percevoir la douleur. En fait, les robots ne savent pas encore imiter, ni s'adapter. Il leur manque la pertinence, la souplesse, le sens de la situation. Pierre-Yves Oudeyer, directeur de recherches à l'INRIA, déclarait lors d'une conférence donnée en novembre 2010 : « Pour un robot, un salon avec des enfants est beaucoup plus hostile que le fond des océans. Les enfants chercheront toujours à inventer de nouveaux jeux, de nouvelles interactions, etc. Ce à quoi le robot ne peut pas répondre. »
Au total, les prises de décision du robot fonctionnent pour l'instant dans un monde symbolique fondé sur du préenregistré. C'est comme cela qu'un robot peut battre un champion du monde d'échecs ou nous réserver un billet de train par téléphone. Mais pour le robot domesticus socialus, le défi du monde réel reste quasi entier.