L'échec de l'Usine à Design expliqué par sa créatrice et son business angel
Comment un projet original, innovant et bien financé peut-il connaître l'échec ? Dialogue entre Emilie Gobin, cofondatrice de L'Usine à Design et Olivier Mathiot, son business angel qui cherchent une réponse à la question.
Préambule : Lancée en 2009, L'Usine à Design était devenue le 5ème pure player français de décoration et design. Son offre s'articulait autour de meubles personnalisables fabriqués à la demande en Asie et se complétait par de la déco venue d'Europe, à des prix accessibles. Elle réalisait plus de 25% de son CA sur le marché BtoB (hôtels, restaurants, distributeurs). Elle avait également développé une nouvelle marque sur le marché asiatique (Lazy-Bag). La société employait 20 personnes à Paris, et une dizaine en Chine. Le CA attendu pour 2013 était de 4 millions d'euros avec une couverture presse soutenue (Envoyé Spécial, Capital...). Son développement a été financé par deux levées de fonds. Une de 1,6 million d'euros auprès du CM-CIC Capital Privé, puis de 4 millions avec le CM-CIC et CAPE devenu Omnes. La société a été placée en liquidation avec poursuite d'activités en avril 2013 et faute de repreneur, liquidée fin juin.
Olivier Mathiot. La première question que je me pose rétrospectivement est celle du marché du meuble sur internet : il y a eu beaucoup de projets, de lancements, de financements mais aussi de faillites ou d'échecs. Quels sont les facteurs-clés de succès selon toi ?
Emilie Gobin. En 2009, le marché du meuble n'avait pas évolué depuis l'arrivée d'Ikea. Nous parions à l'époque qu'internet va tout bousculer. Le marché en ligne s'est ouvert, mais beaucoup plus lentement que prévu. Notamment parce qu'acheter un canapé sans l'essayer, ça reste une folie, même en 2013.
En fait, Internet a tiré le marché vers le bas : le prix moyen des produits ne cesse de baisser, un canapé à 2 000 euros est désormais perçu comme haut de gamme, et les clients achètent maintenant difficilement sans promotion. Pour la génération Ikea, attendre plusieurs semaines pour un canapé est insupportable, même quand il est fait sur mesure comme nous le proposions. Des marges rongées par la promo et le stock, un SAV très coûteux, une récurrence faible, des délais de transformations longs, des coûts d'acquisition importants... En bref, peu de facteurs clés de succès du e-commerce !
En France le marché du meuble est morose, même sur internet. Beaucoup de pure players en ont fait les frais, qu'ils soient éditeurs, distributeurs, généralistes ou spécialistes (Usine Déco, L'Usine à Design, le Jardin d'Ulysse et l'Edito viennent de fermer).
Avec le recul, je pense que trois types d'acteurs peuvent réussir durablement dans le meuble sur le web :
· Les discounters (prix barrés et course au volume) adossés à un grossiste ou un industriel (Miliboo ou Vente Unique), les généralistes inclus (Cdiscount, La Redoute).
· Les distributeurs de marques sélectives (Madeindesign ou Uaredesign) mais seule la diversification (B2B, international, descendre en gamme, éditer) les fait croître car les marchés sont petits. Il y a peu de place pour de nouveaux acteurs, sauf à avoir une ligne éditoriale vraiment innovante et niche (Design Ikonik).
· Les éditeurs (Red Edition) pour l'exclusivité et les marges très hautes (80%). Les ventes évènementielles plaisent toujours (Fab, Westwing), mais cela reste de la distribution sélective. Je rêve que Made ou Harto, nos deux plus proches concurrents, se pérennisent et cartonnent, ce serait une bonne revanche !
Olivier Mathiot. La question du positionnement de l'offre et de la marque a été longtemps débattue lors de nos conseils : quelle a été la faiblesse de L'Usine à Design sur ce point selon toi ?
Emilie Gobin. Notre ambition au démarrage était de mixer des prix barrés et bas avec des produits ultra personnalisables. Malheureusement, cela a engendré des marges basses (30% avant marketing), un niveau de qualité moyen (délai, réassurance, qualité), une offre complexe et peu lisible avec des taux de conversion bas. Nous étions alors frontalement concurrents des discounters.
Fort de ce constat, nous avons alors migré vers un positionnement de marque différent, avec une gamme plus courte, plus identitaire, des produits re-designés, un storytelling fort. Nos ventes avaient alors considérablement augmenté. Cependant, le milieu de gamme, même s'il est séduisant, présente au final tous les inconvénients du bas (marges faibles) et du haut (course à l'innovation, exigence de qualité et d'image).
L'ambition de 2013 était de renforcer ce repositionnement : resserrer la gamme, monter en qualité et prix, développement produit, investir sur la qualité de service pour devenir une sorte de "concept store life style". Au final je pense que notre positionnement était bon, mais prématuré pour rencontrer la demande. Les habitudes de consommation dans le secteur du meuble/design sont encore tournées vers les magasins physiques et imprégnées de la culture du "toucher et voir" avant d'acheter.
Olivier Mathiot. Toujours sur le positionnement, est-ce que tu penses que la "personnalisation", qui semblait être la bonne idée de départ, ne s'est pas révélée une faiblesse ?
Emilie Gobin. C'est la personnalisation qui nous a fait connaître, car il y a vraiment une demande de produits uniques sur ce marché. Avec ce différenciateur, on a pu sortir du lot et devenir rapidement le 5e pure player français.
Malheureusement nous avons découvert que cela imposait des contraintes à tous les niveaux :
· sur nos coûts fixes (site sur mesure, notamment le "personnalisateur"),
· sur notre productivité (l'intégration d'un produit sur le site demandait plusieurs heures voire plusieurs jours, il a fallu créer des codes barres à la volée à partir des millions de combinaisons possibles),
· sur notre qualité d'offres ou de services (charte photographique extrêmement exigeante, erreurs dans la fabrication, retours compliqués, stock impossible, SAV longs...).
Malgré un outil de personnalisation en ligne très réussi, le choix des combinaisons était tellement vaste que le client était perdu, et le taux de transformation très bas, car les délais de décisions s'en trouvaient allongés. Le pire au final c'est que le client ne valorisait pas la personnalisation. Il ne comprenait pas les délais et les marges étaient quand même basses. La dernière année on a donc basculé sur "une forme de customisation optionnelle", qui a considérablement augmenté la transformation du site, mais en même temps diminué notre différenciation par rapport à la concurrence. On s'était banalisé....
Olivier Mathiot. Un point qui me tient à cœur, l'équipe. J'ai trop souvent eu l'impression que l'entente entre les cofondateurs n'était pas optimale. On peut imaginer que ce soit le cas quand les chiffres ne sont pas au rendez-vous... Mais, honnêtement est-ce la seule explication ?
"On a levé trop et trop tôt"
Emilie Gobin. On était quatre fondateurs, trois jeunes sans trop d'expérience, un en fin de carrière, deux en France et deux souvent en Chine. Cette complémentarité d'âge, d'expérience, de géographie et de compétences était géniale au démarrage, elle permettait d'aller vite et d'embaucher peu. Mais très rapidement il a fallu renforcer l'équipe, changer de rôles, ne plus être des "cofondateurs touche à tout" mais avoir une responsabilité opérationnelle précise et limitée pour chacun d'entre nous. Cela a brouillé la vision commune. Puis se sont ajoutées les désalignements d'agenda personnels (fin de carrière vs début de carrière, envie de devenir leader à long terme vs envie de revendre la société à court terme).
La distance France/Chine a aussi été un obstacle important. Au final, cela a entraîné une perte d'agilité, une dispersion, de la complexité qui ont coûté beaucoup d'énergie et d'argent. De mon côté, je crois aussi que la peur de perdre les acquis a entrainé un manque d'audace et de lucidité sur la fin.
Olivier Mathiot. Une question qui ne doit pas être taboue, celle des VC, les fonds de capital risque. Ils ont décidé de jeter l'éponge au printemps. Qu'est ce qui les a découragé ?
Emilie Gobin. La première levée, c'était 1,6 millions au bout de 6 mois. Avec le recul, c'était beaucoup trop et trop tôt. Très vite, on a été pris dans l'engrenage de la croissance, de la structuration, et on ne prenait plus le temps nécessaire pour s'interroger, tester, se remettre en question, car il fallait toujours "faire les objectifs" pour le reporting mensuel. C'était très court-terme comme approche. Au final, le socle n'était pas encore solide (positionnement, levier de croissance) lorsque nous avons bouclé la seconde levée...
Ensuite, les chiffres se sont ralentis, la marque en Chine, pleine de promesse, n'a pas démarré à temps et les "sorties" de plusieurs acteurs du secteur sur des multiples beaucoup plus bas qu'escomptés ont fait douter les fonds sur leur chance de retrouver leur mise rapidement. Il faut rappeler qu'ils avaient investis dans un contexte délirant où MyFab venait de lever près de 10 millions d'euros sur une valorisation avoisinant les 100 millions avec PPR.
Est-ce que je comprends leur décision ? Oui et non. Début 2013, on annonçait à l'équipe notre troisième levée de fonds en tranche et le rachat de notre fournisseur principal, on faisait un super début d'année. Trois mois après les fonds refusaient brusquement d'investir la deuxième tranche malgré les engagements. S'ils nous avaient soutenus encore quelques mois, on aurait finalisé notre restructuration et notre repositionnement entrepris depuis septembre 2012, aucun client n'aurait été lésé, et on aurait pu être rachetés par un industriel.
Les VC ont des contraintes assez court-termistes, peu compatibles avec les faibles marges de l'e-commerce. Nous avions besoin de plus de temps pour grandir et atteindre les volumes nécessaires. Les fonds accompagnent les boites sur la durée quand elles délivrent et sont saines, mais en cas de crise, malheur à vous si vous arrivez en fin de trésorerie... Cependant je comprends qu'un VC en perte de confiance lâche un dossier, ils en ont tellement, à suivre : ils gèrent leur portefeuille sur des bases statistiques.
Olivier Mathiot. Je me permets de te poser une question "cash" pour finir... 6 millions d'euros ont été investis dans la société, où est passé l'argent ?
"J'espère bien repartir pour une nouvelle aventure"
Emilie Gobin. A l'époque le mot d'ordre était de prendre des parts de marché pour devenir leader. Or, sur un marché aussi concurrentiel que le meuble, cela nécessite beaucoup d'investissement : Made.com a levé plus de 7 millions d'euros, MyFab plus de 10 millions etc. Nous n'avons jamais été rentable, même si nos pertes ont considérablement diminué d'année en année. Nous l'aurions été sous 18 mois. Cinq ans c'est un horizon classique de rentabilité dans le e-commerce.
Notre positionnement n'était pas simple non plus : produire, transporter, vendre les produits, autant de métiers qui alourdissait la structure. Nous aurions certainement dû externaliser totalement certaines fonctions, pour être une équipe plus réduite, plus agile. La course à la croissance, les coûts techniques dus à la complexité de la personnalisation, la double structure France et Chine, l'exigence toujours plus grande de reporting ont augmenté très rapidement nos coûts fixes. Les marges correctes pour le e-commerce (35%) étaient grignotées par la logistique, les coûts de SAV, de stockage, les promotions et le marketing. On ne gagnait que quelques euros par commande, et cela ne suffisait pas à absorber nos frais de structure. Plusieurs projets périphériques (showroom, BTB, communauté de designers) ont également été menés, et ce manque de focus nous a coûté cher. Notre organisation et nos process étaient toujours en avance de phase sur la croissance du business, et quand la croissance s'est ralentie, on n'était déjà plus une entreprise agile en termes de RH.
Olivier Mathiot. Et si c'était à refaire, que changerais-tu ? Es-tu dégoutée de l'entrepreneuriat ?
J'ai développé la théorie du "Gnou"
Emilie Gobin. Si c'était à refaire, je m'y prendrais différemment : industriel au capital, équipe de fondateurs réduite, investissement sur une marque forte et fiable, gamme resserrée, marketing de long terme, sourcing plus proche et plus fiable, positionnement clair et plus haut de gamme, arbitrage entre le court et moyen terme différents, structure plus légère... Ces 4 années se sont conclus par 6 mois éprouvants, mais je n'oublie pas à quel point j'ai été heureuse, j'ai appris, et connu l'ambiance formidable et le bonheur qu'on avait à tous aller au bureau. La faillite est d'autant plus dure que notre engagement était total ! Je ne suis pas dégoutée de l'entrepreneuriat : au contraire ! Désormais, j'accompagne des e-commerçants ou start-up et j'espère bien repartir pour une nouvelle aventure, forte de cette maturité. En revanche, je me suis faite la promesse (et je l'écris pour m'en souvenir ;-) d'être beaucoup plus intransigeante envers le projet, mes associés, mes équipes et moi-même, que ce soit dans la prise de décisions ou la confrontation aux chiffres, et d'appliquer au quotidien le tryptique "simplicité, focus et transparence".
Emilie Gobin. Et toi, Olivier, tu continues d'investir ? As-tu modifié tes critères depuis cette perte ?
Olivier Mathiot. J'ai développé la théorie du "Gnou", tu sais cet animal qui traverse le désert avec une endurance incroyable. En gros, je pense que l'entrepreneur doit être une tête de mule, un champion de la ténacité, tomber, se relever, traverser le désert en ayant besoin de très peu de liquide. Ne jamais se retrouver aux abois, et encore mieux, si possible, arriver de l'autre côté du désert avec encore un peu d'eau en réserve. La gestion de la trésorerie et le besoin en cash d'un projet est devenu mon 2ème critère après le choix de l'équipe ! Donc oui sur ces 2 critères je continue d'investir. Et je pense sincèrement que ceux qui se sont plantés arriveront les premiers au royaume céleste des entrepreneurs... C'est la devise de ma bible entrepreneuriale.
Emilie Gobin a accompagné plusieurs start-ups en Australie et au Brésil, avant HEC Entrepreneurs. Avec deux anciens d'HEC et un industriel du meuble, elle crée ensuite L'Usine à Design qu'elle dirige pendant 4 ans. Toujours très impliquée dans l'univers des start-up et du web, elle accompagne désormais des entreprises du secteur.
Olivier Mathiot est directeur marketing et communication, et cofondateur de PriceMinister en 2001. Société vendue au groupe Rakuten en 2010. En poste chez Rakuten depuis 2010, Olivier Mathiot est également business angel. Jusqu'en 2000, il a été publicitaire, directeur de marque puis directeur commercial au sein des agences CLM/BBDO et DDB, en charge de marques grande consommation. Olivier Mathiot est diplômé d'HEC, spécialisation marketing.
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