[Expert] Comment éviter de se faire « Uberiser »
En à peine deux décennies, le numérique a transformé tout un tas d'industries, parfois violemment. Il a entrainé de nombreuses migrations de valeur, souvent au profit de grandes sociétés américaines avec en tête les fameux « GAFA » (Google, Apple, Facebook, Amazon).
La plupart de ces migrations de valeur sont liées à des mécanismes d'intermédiation et à Internet, comme avec Amazon dans le commerce, Google dans la publicité, Netflix dans la vidéo et plus récemment Uber face aux taxis. On utilise maintenant le barbarisme de « l'Uberisation » pour décrire une migration de valeur liée à l'intermédiation de services. S'y ajoute aussi la « Nestification », décrivant une migration de valeur équivalente dans l'univers des objets, qui concerne par exemple l'électroménager, les portes-clés, les porte-monnaies, les montres et l'éclairage, et qui pourrait mettre en danger les acteurs traditionnels de ces marchés s'ils ne suivaient pas la mode des objets connectés.
Il est maintenant de bon ton d'extrapoler ces transformations et de faire trembler tous les secteurs d'activité. Aucun ne serait à l'abri. Faute d'adopter les canons flous de la « transformation numérique » et de « l'innovation ouverte », tous seraient menacés dans leur existence même.
Le CEO de Cisco, John Chambers aurait indiqué que 2/3 des grandes entreprises disparaîtraient d'ici vingt ans (source : 75% du S&P 500 aurait disparu d'ici 2027 d'après Innosight, l'estimation étant très empirique). La majorité des entreprises serait menacée par des start-up sorties de nulle-part comme Facebook. Le comble de l'histoire est que Cisco est aujourd'hui en mauvaise passe et menacé, non pas par une start-up mais par une entreprise de taille équivalente, le chinois Huawei. C'était autrefois une start-up, lors de sa création en 1988, juste quatre ans après Cisco. Leurs histoires sont en fait plutôt parallèles.
La menace de disparition peut donc provenir de n'importe où : aussi bien de start-up que de grands groupes existants.
Je vais essayer de répondre à deux questions clés dans cette série d'articles :
- Quels sont les facteurs qui ont entraîné des migrations de valeur dans les secteurs qui se sont faits désintermédiés jusqu'à présent. Nous verrons que dans de nombreux cas, plusieurs facteurs se cumulent.
- Quelles seraient les recettes pour éviter que cela se produise dans d'autres secteurs. Cela ne dépend pas que de l'innovation ouverte au sens où la majorité des entreprises l'entendent. Parfois, le numérique exerce des pressions déflationnistes inéluctables qui nécessitent de changer jusqu'à son cœur de métier !
Définir l'Uberisation
Toutes les entreprises commencent donc à se faire du mouron. Elles sont effrayées à l'idée de devenir les prochains Kodak ou Nokia. Le dernier en date à lancer l'alarme était Maurice Levy dans une interview au Financial Times de fin 2014, relayée par La Tribune.
Les grandes entreprises ont lancé tous azimuts des démarches d'innovation ouverte avec la volonté de s'entourer de start-up pour dénicher le «next big thing». J'avais eu l'occasion de décrire comment les grandes entreprises françaises abordaient la question des start-up dans une série d'articles pendant l'automne 2014. En soulignant que derrière toute la quincaillerie de l'accompagnement des start-up se cachait le point clé de la culture d'entreprise.
L'innovation ouverte promue par Henri Chesbrough dans son livre fondateur « Open Innovation » sorti en 2003 serait-elle la panacée ? Avec un peu de recul, je me dis que ce n'est pas du tout évident. On a d'ailleurs du mal à identifier des grandes entreprises qui ont véritablement performé grâce à l'innovation ouverte, notamment aux Etats-Unis. Combien ont réussi à surfer sur les étapes de transformations radicales de leur marché sans encombres et grâce à de l'innovation ouverte ? Les entreprises mises en exergue par Chesbrough dans son ouvrage étaient IBM, Intel et Lucent. les deux premières sont en difficulté aujourd'hui et la troisième a été acquise par Alcatel en 2006, l'ensemble qu'il forme aujourd'hui étant aussi à la peine.
Toutes les thèses managériales occupant les librairies d'aéroports américains depuis des décennies et qui mettaient en exergue les «best practices» de grandes entreprises ont été en effet balayées par les difficultés rencontrées ensuite par ces mêmes sociétés. C'est le cas du fameux «In search of excellence» de Tom Peters et Bob Waterman, paru en 1982. Ce best seller du management expliquait que les sociétés qui réussissaient associaient huit caractéristiques dont l'orientation client, la rapidité d'action et une culture entrepreneuriale. Il s'appuyait sur une étude statistique et un framework créé par la société de conseil McKinsey.
Dans les entreprises citées comme «best practices» en 1982 se trouvaient Digital et Wang, toutes deux disparues depuis ! Le lot commun des bouquins de management ! Entre temps, ces bouquins constituent un beau business de plus de un milliard de dollars et aussi un business de formations et conférences pour dirigeants. En s'occupant des océans bleus des autres, ils ont créé le leur ! D'autres livres ont été publiés par Tom Peters pour affiner le modèle. Celui-ci tournait toujours autour du client, de l'implication du management, de l'esprit entrepreneurial, de l'expérimentation et de la rapidité d'action (cf cette intéressante analyse "In Search of Excellence – Past, Present and Future"). On en retrouve encore les thèses dans les ouvrages d'aujourd'hui. Tous ces bouquins de management qui se sont succédés depuis plus de 30 ans tournent autour du même pot, en se réactualisant un peu à l'ère numérique.
A l'époque, on parlait beaucoup de qualité avec le modèle Toyota qui avait balayé les constructeurs automobiles américains. C'est devenu le «lean» qui vise au contraire à aller très vite dans la mise sur le marché des innovations et à viser la qualité minimale acceptable par les clients (le «Minimum Viable Product»).
Les secteurs d'activité touchés par les migrations de valeur provoquées par le numérique des deux dernières décennies sont innombrables : la musique, le commerce de détail, la presse écrite, la télévision, les hôtels et restaurants, les taxis, les agences immobilières, La Poste et aussi les agences matrimoniales. La plupart avaient en commun de ne pas être des grandes entreprises gérées en suivant les canons des méthode de management de consultants en organisation.
Ces migrations violentes ont aussi touché des pans entiers des acteurs du numérique qui eux l'étaient souvent. Il s'agissait même dans de nombreux cas d'entreprises relativement jeunes. On ne compte plus les disparus chez les constructeurs de mini-ordinateurs propriétaires et tournant sous Unix, de stations de travail, de PC et même chez les éditeurs de logiciels. Les start-up naissent et meurent aussi, c'est leur lot commun. Les «Second Life» disparaissent du radar en quelques années. Il faut aussi ajouter les développeurs de sites web et d'applications mobiles de nombreuses start-up, tous à la merci des changements de «terms and conditions» des grands acteurs de l'Internet (encore les affreux GAFA).
Sont maintenant dans la hit list de l' «uberisation» et de la «nestification»: les banques, les assurances, les enseignants, les professions médicales, les métiers juridiques, les agences de communication, les fabricants de matériel électrique, l'horlogerie suisse et les constructeurs automobiles. Il n'y a bien que les fabricants de ciment ou les acteurs des matières premières qui peuvent se sentir plus ou moins à l'abri, même s'ils sont toujours à la merci des variations brutales des cours provoquées notamment par le trading à haute fréquence.
Les grandes entreprises ne sont pas les seules touchées par les migrations de valeur. De nombreuses PME, professions libérales et métiers divers sont également concernés ou le seront un jour : les petits commerçants, les libraires et disquaires, les médecins, les enseignants, etc. Faut-il leur recommander de faire de l'innovation ouverte ? De créer des concours de start-up à la noix ? Pas si simple !
La réponse apportée par le marché à cette menace lancinante est actuellement proposée sous la forme de la «transformation digitale». Cette appellation fourre-tout veut tout et rien dire à la fois. S'en sont emparés une palanquée de sociétés de services, de conseil et de communication, d'éditeurs de logiciels et de constructeurs, devenus comme par enchantement des Harry Potter de la transformation digitale.
Quand y regarde de près, la plupart des plans de «transformation digitale» proposés par ces prestataires relèvent d'une approche au premier degré de cette transformation : adopter les outils numériques pour améliorer le fonctionnement de la société et sa relation avec les clients. Cela passe par la création de site web, d'applications mobiles et par une présence dans les réseaux sociaux. Au mieux, par la mise en place d'un processus et d'un outil de CRM (Customer Relationship Management) au gout du jour. Pour paraphraser le «IT doesn't matter» de Nicholas Carr en 2003, «Digital Transformation doesn't matter» une fois que tout le monde a fait la même chose ! Même si l'on sait que nombre d'entreprises sont très en retard de ce point de vue-là.
Dans la version «de luxe», la transformation digitale comprend une démarche d'innovation ouverte construite autour de l'accompagnement de start-up sous des formes diverses et variées que j'avais pu détailler dans la série d'article sur Les nombreux visages de l'innovation ouverte. J'y évoquais dans la dernière partie les éléments de culture d'entreprise qui facilitent l'innovation sur ce mode.
Comme un grand nombre de méthodologies, l'innovation ouverte engagée sous le prisme étroit de la relation avec les start-up est largement insuffisante. La plupart des entreprises qui se lancent dans ces démarches devraient prendre plus de recul pour appréhender la nature des disruptions qui affectent les nombreux secteurs touchés par le phénomène de l'uberisation. L'identification des pistes stratégiques est liée à la compréhension des grands mouvements de migration de valeur générés par le numérique. Et surtout, à du bon sens !
Nous allons dans cette série d'articles couvrir tour à tour les thématiques suivantes :
- La résolution d'insatisfactions clients, l'un des principaux moteurs des innovations aussi bien incrémentales que de rupture. Les entreprises et les industries capables de bien identifier ces insatisfactions et de les réduire grâce aux technologies ou à une culture du service client ont plus de chances de s'en sortir. Là, nous sommes plutôt dans les méthodes classiques mais bonnes à rappeler.
- Les défragmentations de marchés qui doivent être provoquées plutôt que subies pour éviter l'uberisation, par des stratégies de plateformes, de standards ou via de l'innovation par intégration. Cette approche est moins souvent abordée dans les méthodes de gestion de l'innovation.
- La baisse des prix et la démocratisation, qui relèvent entre autres de la Loi de Moore, et qui doivent être bien comprises. Elles entrainent des re-positionnements, soit vers des marchés de volume très «scalables» soit vers des niches de marché plus profitable, soit sur des marchés adjacents.
- Les bouleversements de l'équilibre produit et service liés à des économies d'échelle pour un sens et à la commoditisation des produits dans l'autre sens. Qu'est-ce qui déplacer l'équilibre dans un sens ou l'autre sens et est-ce contradictoire ?
- Les réductions des coûts apparents avec l'UGC et le fait-maison qui créent une spirale déflationniste, en particulier dans l'économie du savoir et des contenus.
- La numérisation des savoirs qui est en train de bouleverser de nouveaux métiers protégés jusqu'à présent. Et des métiers exercés dans des marchés très fragmentés, qui cumulent donc les fragilités sectorielles. Comment ces métiers peuvent-ils s'adapter ?
- Les ratages de ruptures technologiques qui sont tout aussi importants dans les industries numériques que l' «uberisation» d'industries non nativement numériques. D'où viennent-ils ? Qui a réussi à s'en sortir grâce aux start-up dans l'histoire récente ? Pourquoi le passage de l'expérimentation à l'industrialisation est-il si critique ?
- Un petit clin d'œil avec l'«uberisation» de l'Etat et comment il peut réagir.
- Et enfin, un rappel de taille: les innovations de rupture interviennent souvent en cassant les règles, voire les lois et autres jurisprudences, un sujet rarement traité dans les livres de management ou sur l'innovation ouverte !
Commençons donc par le premier de ces thèmes.
Résolutions d'insatisfactions clients
Une grande partie des innovations, surtout incrémentales, s'appuient sur l'existence d'insatisfactions clients. Une innovation règle souvent un ou plusieurs problèmes identifiés ou latents de grandes masses de clients. Les problèmes et besoins tournent essentiellement autour du triplet temps-argent-émotion. Il faut juste en comprendre le dosage !
L'exemple le plus classique est justement Uber. La société a été créée par le serial-entrepreneur et investisseur Travis Kalanick parce qu'il n'arrivait pas à trouver un taxi à Paris un jour de neige, précisément le 8 décembre 2011 pendant la conférence LeWeb. Alors qu'aucune voiture ne pouvait circuler dans Paris ce soir-là ! Le fait est que ce mythe fondateur amplifiait une insatisfaction bien ancienne vis à vis des taxis et ce, dans de nombreuses grandes villes. Pas qu'à Paris ! Uber a été conçu pour corriger ces insatisfactions : avec un service de qualité et un outil numérique mobile utilisant la géolocalisation des VTC permettant d'améliorer la qualité réelle et perçue du service.
Les entreprises et secteurs menacés sont souvent ceux qui manquent d'empathie client, qui ne comprennent pas ce qui ne va pas et comment les transformations technologiques peuvent mettre en danger leur position acquise. Les sociétés du câble aux USA font partie du lot. Relativement protégées par des monopoles locaux, elles sont connues pour la faible qualité de leur service. Et elles ont perdu des millions d'abonnés dès que des offres alternatives sont apparues et en particulier le triple-play des opérateurs télécom AT&T et Verizon. Quand un marché fermé s'ouvre à la concurrence, les positions acquises sont toujours difficiles à conserver. C'est ce qu'a observé France Telecom / Orange quand le marché s'est ouvert en France avec l'arrivée de SFR, Bouygues Telecom et Free, dans le fixe comme dans le mobile.
Une insatisfaction peut être absolue ou relative. Pour les taxis, elle était absolue car ils avaient peu de concurrence jusqu'à l'arrivée des VTC. Dans d'autres secteurs, elle est relative à ce que peut faire la concurrence et à la connaissance qu'en ont les clients.
On peut aussi observer des résistances futiles aux évolutions techniques et des usages, comme ces groupes hôteliers américains qui veulent bloquer la 4G et les hotspots WiFi des opérateurs pour pouvoir vendre leur accès à Internet. Il faut dire que certains ont la main lourde ! Au Wynn de Las Vegas, un hôtel plutôt haut de gamme, l'accès WiFi à la journée est à 100 dollars, hors taxes ! Plus du double d'un forfait 4G de 2 à 4 Go sur un mois !
Un autre exemple d'insatisfaction : les prix des trains et du TGV sur certaines destinations, surtout quand ils augmentent ou deviennent imprévisibles du fait des pratiques d'optimisation de la SNCF (le fameux «yield management»). D'où l'émergence de Blablacar qui commence à sérieusement concurrencer le train en réduisant d'un facteur deux à trois le prix de trajets.
D'autres sociétés ou secteurs d'activité sont menacées par ces insatisfactions clients : le secteur de la réparation, les garagistes, les plombiers, les sociétés de télésurveillance ou encore Canal+, dans la lignée des opérateurs du câble aux USA. A chaque fois, elles risquent de se faire désintermédier ou bien de se faire concurrencer par des solutions moins chères.
Ces insatisfactions sont amplifiées dans les marchés très régulés ou en présence de quasi-monopoles. Les régulations peuvent avoir tendance à bloquer l'arrivée d'innovations attendues par les clients et amplifier leur insatisfaction. Nous en avons des démonstrations avec les taxis et l'intense bataille juridique entre leurs syndicats, le gouvernement, le Conseil d'Etat et les sociétés de VTC. Nous avons aussi la fameuse chronologie des médias et le château de cartes du financement de l'audiovisuel français qui bloque tout un tas d'innovations dans les modes de consommation (SVOD, …). Le domaine de la santé n'est pas en reste avec des lobbies médicaux prêts à bloquer nombre d'innovations sans compter le fameux DMP (Dossier Médical Personnalisé).
Les marchés du numérique sont souvent «bifaces» et pas forcément équilibrés. Il y a d'un côté des annonceurs ou des offreurs de produits et de services et de l'autre des consommateurs et clients. Entre les deux, un intermédiateur. Celui-ci a tendance à accentuer la concurrence entre les offreurs. Parfois, l'équilibre est rompu. C'est ce qui s'est passé avec Groupon qui mettait en relation des clients avides de promotions et réductions et des fournisseurs avides de nouveaux clients. Les réductions y sont très significatives et Groupon en capte une bonne partie (environ 40% du CA généré chez les marchands). Au point que les vendeurs y perdent non pas juste l'équivalent de leur budget marketing d'acquisition de nouveaux clients mais vont jusqu'à perdre de l'argent, sans que les nouveaux clients reviennent après avoir profité des promotions. Malgré tout, Groupon poursuit son chemin et fait environ $8B de CA. Dans le détail, on se rend compte qu'ils patinent sur le marché américain – terre déjà brûlée ? – et qu'ils croissent à hors des USA. Parfois, les insatisfactions peuvent se retourner contre les disrupteurs !
Comment éviter ce syndrome ? Tout simplement, en écoutant ses clients et en développant une empathie pour eux et leurs problèmes et en améliorant ses offres en conséquence. Cela nécessite une capacité à se remettre en cause en permanence et à ne pas s'endormir sur ses lauriers. Il faut en parallèle faire beaucoup de veille technologique, des usages et une veille sociale pour identifier les solutions permettant de résoudre les problèmes des clients. Il faut aussi savoir gérer les priorités.
Les besoins des clients s'articulent souvent autour de trois axes :
- Gagner plus ou dépenser moins, pour les foyers comme pour les entreprises.
- Gagner du temps ou ne pas en perdre, pour l'utiliser là où il apporte le plus de bénéfices économique ou émotionnel selon les cas.
- Et surtout, vivre des émotions positives, avec des contenus, des relations interpersonnelles, des produits design, des produits qui aident à rester en forme et qui aident à «la réalisation de soi».
En complément de cette démarche, une audience doit être suivie comme le lait sur le feu : les jeunes ! Ils influencent l'adoption des nouveaux usages sur une bonne partie du reste de la population car ils sont plus rapides à la détente. Et il faut distinguer de ce point de vue-là deux types de jeunes : ceux qui étudient et ceux qui viennent de rentrer dans la vie active. Ils ont des besoins différents qu'il convient de distinguer. Les premiers ont une vie sociale plutôt développée et les seconds créent un cocon familial en se mettant en couple et en ayant généralement des enfants.
C'est là que le «numérique» intervient : en plus de permettre la création de nouveaux services, il permet d'entretenir un lien avec les clients dans les deux sens : en les écoutant et en leur parlant, autant en 1/many qu'en 1/1. Il permet d'identifier les influenceurs du marché, les effets de mode, etc. Les stratégies digitales servent donc entre autre à améliorer l'orientation client de l'entreprise. Mais autant les grandes entreprises disposent de moyens et peuvent le faire, autant les professions libérales et PME sont moins bien armées.
Ce nous amène aux défragmentations de marchés que nous couvrirons dans l'article suivant.
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Economie du partage: l'innovation et la réglementation peuvent-elles s'entendre?
Fin octobre, les agents de la Philadelphia Parking Authority (PPA) ont mené une opération d'infiltration au sein du service de voitures avec chauffeur UberX. Dix chauffeurs se sont vus infliger des amendes de 1000 dollars chacun et leurs véhicules ont été mis en fourrière. La société Uber a elle aussi reçu une amende de 1000 dollars par chauffeur. La PPA a précisé qu'à Philadelphie, Uber bénéficie d'une autorisation pour exploiter une flotte de limousines, mais pas un service de conduite partagée dont les conducteurs n'ont pas passé les tests, vérifications et autres contrôles de sécurité appropriés. Le porte-parole de la PPA, Martin O'Rourke, a évoqué une « opération de taxi déguisée ».
Au même moment, la ville de New-York s'attaquait aux annonces d'Airbnb, accusées par les autorités de ne respecter ni le zonage, ni d'autres réglementations. Le procureur général Eric Schneiderman a précisé que 72% des hébergements proposés sont hors la loi. Il a formé un groupe de travail conjoint avec la municipalité pour sortir les logements incriminés du site de partage. « Alors que de nouveaux marchés en ligne révolutionnent la façon dont nous vivons, nous devons veiller à ce que les lois destinées à promouvoir la sécurité et la qualité de vie ne soient pas abandonné sous prétexte d'innovation », a déclaré le procureur dans un communiqué.
Les régulateurs continuent à montrer le bâton, mais il est peu probable qu'ils soient en mesure d'endiguer la vague de la popularité de ces services. En effet, un rapport de PwC publié en août souligne la croissance rapide de l '« économie de partage », dans laquelle des actifs sous-utilisés sont proposés pour le bénéfice de la fois du propriétaire et du client. Le rapport estime qu'à l'échelle mondiale, les recettes des grands secteurs de l'économie du partage – la finance peer-to-peer, le logement, les ressources humaines en ligne, le covoiturage et la musique ou vidéo en streaming – pourraient être multipliées par 22 fois pour atteindre 335 milliards de dollars. Ces services pourraient en outre s'étendre à d'autres secteurs tels que l'énergie, les télécommunications et le commerce de détail.
« Une fois que le génie est sorti de la bouteille, il est difficile de l'y faire rentrer », s'amuse Gilles Duranton, professeur d'économie à Wharton. Les consommateurs sont attirés par les prix plus bas offerts par ces applications, qui de leur côté doivent leur profitabilité au fait qu'elles ne possèdent pas d'actifs immobilisés comme des magasins, des voitures ou des hôtels. Les gens aiment aussi l'efficacité et la meilleure expérience client de ces services, qui offrent habituellement des transactions sans numéraire, avec des factures envoyées par email et des commentaires en ligne. Chez Uber, la demande de chauffeurs pour le service de voiturage a crû si rapidement que la société créée en 2009 est aujourd'hui présente dans 45 pays, et ce en dépit des nombreuses batailles avec les organismes de réglementation et les municipalités.
Gilles Duranton note que même en France, où on a vu les taxis manifester contre Uber et où les régulateurs ont une longue tradition de protection des intérêts organisés, le mouvement est lancé. Grâce à Uber, les Parisiens ont aujourd'hui moins de mal à trouver un taxi. La capitale française a toujours limité le nombre de taxis en circulation, ce qui a maintenu les prix vers le haut, explique l'économiste. « Les consommateurs étaient coincés car il n'y avait pas de concurrence. »
À Philadelphie, les forces du marché semblent se ranger du côté de l'économie de partage, du moins pour l'instant. La Philadelphia Parking Authority a dû reporter deux ventes aux enchères de licences de taxi à peu près au même moment où elle sévissait contre UberX. L'agence a invoqué « une trop faible participation ». Les soumissionnaires étaient tout simplement absents, alors même que la ville mettait aux enchères ces licences, jusqu'ici très convoitées, pour la toute première fois en 15 ans, et à prix cassé : la mise à prix était de 475 000 dollars, alors que sur le marché elles se négocient à 525 000 dollars.
Le temps du compromis?
Pour Ethan Mollick, professeur de management à Wharton, ces services de partage sont entrés dans une nouvelle phase de leur croissance. « À mon avis, la prochaine étape sera celle du compromis et de la négociation », explique-t-il.
« Les entreprises comme Uber ont une culture très libertarienne. Elles pensent que le seul but de la réglementation est de protéger les intérêts établis et de faire obstacle aux nouveaux entrants. De fait, c'est parfois vrai. » En conséquence, l'état d'esprit qui prévaut c'est que ces réglementations ne sont plus adaptées et qu'elles n'ont parfois plus de sens. Ce n'est pas sans raison que les entreprises technologiques cherchent à les renverser.
Mais, note Mollick, « l'objectif des politiques de régulation n'est pas forcément l'efficacité économique ». Il y a des questions comme l'équité qui n'ouvrent pas sur les politiques les plus efficaces, mais qu'il est légitime de prendre en compte. « On peut même considérer que certaines inefficacités économiques ont du bon », précise-t-il. « L'imposition progressive, par exemple, a des vertus. Il y a parfois de très bonnes raisons pour refuser une pure logique d'efficacité économique. Prenez les lois sur le travail des enfants : d'un point de vue strictement économique il serait peut-être plus efficace de les mettre au travail après l'école, mais personne ne contestera que ces lois ont du sens. » Les services de partage, conclut-il, forcent les gouvernements à réfléchir à des règlementations qui ont vraiment du sens, dans le contexte d'une nouvelle réalité du marché. Symétriquement, les nouveaux entrants pourront être amenés à mettre de l'eau dans leur vin et à reconsidérer les vertus de la législation.
Une partie du défi, pour les législateurs et régulateurs, c'est que les acteurs de l'économie du partage ont trouvé des failles dans la législation, dont on n'avait pas prévu qu'elles puissent être exploitées. Les entreprises peuvent ainsi réduire leurs coûts artificiellement en sortant du cadre du salariat et avec lui des charges sociales, ou encore en opérant en dehors des systèmes de réglementation et de taxation qui régissent des secteurs comme l'hôtellerie ou les services de mobilité. « La plupart de ces réglementations doivent être mises à jour pour combler certaines lacunes, mais aussi pour donner la possibilité de faire évoluer les modèles d'affaires dans le cadre de la loi », note Mollick. Mais il prévoit que les services de partage vont changer et se soucier davantage de légalité, à mesure qu'ils gagneront en maturité.
De fait, le service de limousines d'Uber est conforme à la réglementation de Philadelphie, comme le note Martin O'Rourke. Mais en revanche UberX (qui propose des voitures normales) viole la loi, dit la municipalité, parce qu'il n'est pas clair que les conducteurs de ce service de covoiturage soient formés et correctement assurés, sans même parler de leurs éventuels antécédents criminels. Uber a répondu sur son blog que tous les antécédents des chauffeurs UberX sont vérifiés et que leurs trajets sont assurés à hauteur d'un million de dollars par incident. L'entreprise a ajouté qu'elle vérifie également si ses chauffeurs ne sont pas inscrits le Registre national des délinquants sexuels.
Airbnb de son côté n'a pas contesté les conclusions du procureur général de New York, mais un porte-parole de la société a déclaré au New York Times que les parties prenantes doivent « travailler ensemble sur quelques règles sensées qui écartent les escrocs et protègent les gens ordinaires qui veulent simplement partager la maison dans laquelle ils vivent. »
Gilles Duranton note que les entreprises de l'économie du partage ont de bonnes raisons de se conformer à la loi. C'est pour elles une question de réputation, mais aussi de sécurité juridique vis-à-vis de leurs différentes parties prenantes. Par exemple, une bonne pratique pour les copropriétaires proposant une chambre à louer sur Airbnb serait d'obtenir l'approbation du syndic ou de la copropriété avant d'accepter des voyageurs. « Si vous transformez votre appartement en hôtel, vos voisins ne seront pas très contents », fait-il remarquer. Avec des touristes avinés qui rentrent bruyamment à quatre heures du matin, les autres résidents ne seront pas très contents, et il n'y aura pas de personnel pour gérer les perturbations, contrairement à un hôtel où vous pouvez toujours appeler la réception. Il y a là des risques non maîtrisés.
Pour autant, il serait faux de croire que la technologie favorise les activités illicites, note Jeff Henretig, fondateur du cabinet de conseil East Fourth Partners, qui a travaillé dans l'économie du partage. Au contraire, explique-t-il, la manière dont sont conduites les opérations rend les acteurs plus responsables, du fait de la traçabilité. Avec Uber, chaque sortie est enregistrée, y compris l'identité du conducteur et des passagers. Les taxis n'offrent pas un tel suivi.
Jeff Henretig va plus loin et assure qu'il est en réalité « beaucoup plus sûr » d'utiliser des applications comme Uber, du fait des mises en garde dans les commentaires en ligne et de la possibilité de savoir qui est qui, car de nombreux utilisateurs relient leurs profils à leurs comptes Facebook. Quand des crimes ont lieu dans les taxis et les hôtels, on dispose de moins de moyens pour identifier leurs auteurs. Les avantages des nouveaux services ne se limitent donc pas à la baisse des prix ou au gain de temps : l'amélioration de l'efficacité et l'offre de services intègrent aussi une meilleure traçabilité des transactions et des personnes.
Lobbying populaire
Si les consommateurs les apprécient, les régulateurs et les décideurs politiques sont plus réservés. Cela signifie que les entreprises de l'économie du partage vont devoir apprendre à mieux jouer le jeu réglementaire. Gerald Faulhaber, professeur émérite d'économie d'entreprise et de politiques publiques à Wharton, note que ces entreprises n'ont pas été très actives politiquement jusqu'ici. Cela tient, explique-t-il, à la façon dont elles se définissent et dont elles se représentent. Airbnb, par exemple, ne se voit pas comme un hôtelier, mais comme un simple service d'appariement entre les propriétaires et les voyageurs en quête d'un hébergement. La société ne possède pas d'hôtels, et plus généralement pas d'actifs associés à des réglementations spécifiques.
Mais une fois que l'entreprise a commencé à apparaître comme une menace pour les acteurs du secteur, ceux-ci ont commencé à faire pression sur les régulateurs pour entraver le service. C'est ce que les économistes appellent la « recherche de rente », et les premières victimes en sont les consommateurs. Pour Gerald Faulhaber, Airbnb et consorts devraient se montrer beaucoup plus actives pour rallier les consommateurs à leur cause. « Elles devraient mettre le public de leur côté », explique-t-il. Le lobbying populaire est efficace, comme l'attestent les combats en cours pour préserver la neutralité du Net devant la Commission fédérale des communications des États-Unis. Les groupes de consommateurs ont obtenu que plus d'un million de personnes envoient des emails à la Commission. « Le défi, pour les applications technologiques de l'économie du partage, est précisément là : comment faire pour qu'un million de citoyens fassent passer votre message aux régulateurs ? »
C'est bien sûr en fournissant un service supérieur à celui des concurrents de l'économie traditionnelle que les entreprises technologiques s'assureront le soutien du public. Mais il leur faut aller plus loin. L'enjeu, pour elles, est de mobiliser l'opinion et d'amener le public à entrer dans le jeu et à défendre leur cause. Aux Etats-Unis, c'est d'abord à l'échelon local que cela se joue. Comme le note Gerald Faulhaber, les hommes politiques locaux ne seront guère sensibles à l'argument selon lequel ces entreprises apportent une innovation à leur ville. « L'efficacité n'est pas le principal souci des politiques. Ils s'intéressent d'abord à ce que leur disent leurs électeurs. » Gerald Faulhaber cite l'exemple des syndicats d'enseignants américains, célèbres pour leurs influence. « S'ils n'aiment pas ce que le magazine Time met sur sa couverture, ils demanderont à leurs membres d'écrire à la direction et de lui reprocher d'insulter les enseignants. »
Gerald Faulhaber note aussi que les entreprises de l'économie du partage devraient répondre rapidement aux critiques sur leur service et prendre des mesures appropriées. Les taxis ont accusé les applications de covoiturage de compromettre la sécurité des passagers, en mettant en avant la question des antécédents des conducteurs et celle de leurs assurances. Ce dernier point est particulièrement crucial parce que les polices d'assurance automobile des particuliers ne couvrent généralement pas une voiture et son conducteur quand celui-ci joue les taxis, écrit Samuel Marshall, président de la Fédération des assurances de Pennsylvanie dans une tribune parue le 1er août dans la Pittsburgh Post-Gazette. Les applications de partage doivent impérativement réfuter ces accusations. « Elles jouent dans la cour des grands, leurs rivaux ont les poches profondes et ne leur feront pas de cadeaux », insiste Gerald Faulhaber.
Il est tout à fait possible que les services de partage comme Uber finissent par réduire leurs effectifs s'ils s'adaptent aux réglementations locales. « Je ne sais pas si Uber va survivre dans le secteur des taxis, en particulier en Europe », dit Gerald Faulhaber. « Ils ne peuvent pas survivre à New-York City : la ville est très réglementée, avec des syndicats très organisés. Mais ils pouvaient survivre à l'extérieur de New-York, dans les banlieues, où les taxis sont organisés d'une façon très différente et où il y aura moins de pression politique. »
Changer les règles ?
Porteuses de logiques, mais aussi d'intérêts potentiellement divergents, les différentes autorités n'ont pas toujours la même approche. Le maire de Philadelphie, Michael Nutter, tweetait le 27 octobre : « Je soutiens fermement le fait d'avoir des services Uber / LYFT à Philadelphie », malgré l'opposition de la Philadelphia Parking Authority (qui est gérée par l'État de Pennsylvanie). En septembre, le site internet de la PPA promouvait l'application « Way2Ride », qui permet d'appeler n'importe lequel des 1400 taxis de Philadelphie. Elle soutient également « 215 get a cab » et « Freedom Taxi », des applications d'appel en ligne qui respectent des règles de sécurité « rigoureuses, mais nécessaires ».
Faudra-t-il faire évoluer les réglementations pour répondre à l'essor des services de partage ? Le dossier reste à instruire. « Il n'est pas évident que les villes aient besoin de changer leur réglementation », note Peter Cappelli, professeur de management à Wharton. « Par exemple, dans le cas d'Uber, les villes ont des règles précises sur la vérification des antécédents des chauffeurs de taxi et le montant des assurances obligatoires. Je ne vois pas pourquoi ces règles devraient être différentes pour Uber. Par ailleurs, même si les services de partage disent qu'ils se conforment à la loi, il doit y avoir un système de freins et de contrepoids. La raison pour laquelle nous réglementons certains secteurs, c'est que nous ne leur faisons pas confiance pour s'autoréguler. Par exemple, si nous ne voulons pas laisser les restaurateurs seuls responsables de la propreté de leurs cuisines, c'est qu'en cas de manquement le public en paie directement les conséquences. »
Dans le même temps, les règlementations ne devraient pas avoir pour but de protéger les acteurs en place et d'exclure la concurrence. « Je pense que la ligne est assez claire, explique Cappelli : nous ne devrions pas, dans nos politiques publiques, nous mêler de protéger un secteur de la concurrence, à moins qu'il existe des raisons assez extraordinaires pour le faire. »
Les secteurs protégés ont de bonnes raisons de s'inquiéter si de nouvelles applications entrent en concurrence avec eux sans avoir à respecter les mêmes règles. « Ils se plaignent que ces entreprises esquivent les règlements, et c'est une préoccupation raisonnable. Mais la vraie raison de leur inquiétude, c'est de perdre des parts de marché. Tout l'enjeu pour les régulateurs est de démêler les préoccupations légitimes et la pure recherche de rente.
Les services de partage auront sans doute plus de facilité à perturber le statu quo dans les secteurs qui ne jouissent pas d'un soutien politique fort et sont moins réglementés. Par exemple, l'industrie de la musique a dû s'adapter ou mourir lorsque les ventes de chansons individuelles en format numérique ont commencé à dépasser celles des albums entiers. Il y a dix ans ITunes d'Apple bouleversait l'industrie de la musique en vendant des chansons 99 cents, un modèle lui-même perturbé ensuite par les services de streaming. Les maisons de disques se sont transformées, tandis que les disquaires faisaient faillite. « Ce secteur a énormément changé », note Faulhaber. Il a survécu et s'est réinventé.
De fait, au-delà du lobbying les entreprises traditionnelles ont des arguments à faire valoir. « Le défi le plus intéressant, ce sera la façon dont ces entreprises s'adapteront aux nouvelles façons de faire des affaires. Si vous êtes prêts à payer une prime à Uber parce que les voitures sont propres et les chauffeurs disponibles, que feront les compagnies de taxi et de limousines pour rivaliser ? », demande Cappelli. « Il y a là, à ce qu'il me semble, un marché. »
Cet article a été publié en novembre 2014 par Knowledge@Wharton, sous le titre "Sharing Economy 2.0: Can Innovation and Regulation Work Together?" Copyright Knowledge@Wharton. Tous droits réservés. Traduit et publié sur autorisation.